Maridjo Graner, mis en ligne le 31 janvier 2011.
Mots-clés: Thématiques: développement du besoin d’estime , nouvel humanisme , psychique et développement humain , vision de l’homme et de l’évolution humaineTexte extrait de l’ouvrage "Mieux comprendre nos comportements. Regards sur nos raisons et nos déraisons d’agir", à paraître au premier trimestre 2011 aux Editions Chronique Sociale,
Comment répondre à l’aspiration ancestrale à l’amour et à la justice dans les rapports humains, interpersonnels et sociaux ? Devant l’échec toujours actuel des injonctions d’ordre religieux et des impositions morales les voies d’un nouvel humanisme sont à explorer. Les progrès de la connaissance de soi, l’exploration méthodique de nos motivations intimes (que Paul Diel appelait "la psychique") laissent entrevoir l’espoir d’une morale autonome fondée dans la reconnaissance du bien que l’on se fait à soi-même lorsqu’il s’inscrit dans le bien commun.
Six siècles avant Jésus-Christ, Nabuchodonosor écrivait au roi d’une ville voisine, en écriture cunéiforme sur une tablette d’argile (je cite de mémoire) : « Tu demandes pourquoi je veux m’approprier ta ville ? C’est que son sol recèle du naphte et du bitume ». Ce qui, transposé vingt et un siècles après Jésus-Christ donnerait, écrit sur du papier journal ou propagé par Internet : « Vous voulez savoir pourquoi les peuples se font la guerre ? Pour la possession du pétrole ». Alors, rien de nouveau sous le soleil ? Pourtant si, deux révolutions :
1- Le message du Christ, qui sépare ces deux époques en un avant et un après ;
2 - L’incroyable progrès technique qui creuse un fossé entre nos lointains ancêtres et nous.
La révolution introduite par le christianisme peut être résumée par la différence entre le code d’Hammourabi, dix-huit siècles av. J.-C., (« Å“il pour Å“il, dent pour dent »), et la proposition de « tendre l’autre joue », ainsi que l’injonction « Aime ton prochain comme toi-même ».
Pourtant le code d’Hammourabi introduisait déjà dans la sauvagerie des rapports humains une proposition de justice, une égalité entre le tort infligé à autrui et la peine encourue : pas plus d’un œil pour un œil, d’une dent pour une dent, mais pas moins non plus : la mort pour le meurtrier. L’esprit du christianisme est tout autre : il attribue à l’amour la valeur suprême, au-dessus même de la justice ainsi comprise. L’amour, sous ses diverses formes, amitié, fraternité, etc., qui font lien entre les individus et les groupes humains, ne leur permettrait-il pas en effet de coopérer pour leur survie commune malgré leurs intérêts divers et contradictoires ?
Mais à travers les siècles et jusqu’à nous, l’humanisme qui sous-tend aussi bien l’injonction de justice que celle d’amour, n’a pas réussi à éviter les conflits majeurs et mortels qui continuent à déchirer l’humanité.
En effet une injonction qui ne s’accompagne pas de la compréhension des leviers et des obstacles, intérieurs (psychiques) et extérieurs (institutionnels), à sa mise en œuvre ne permet pas de s’y conformer.
Un nouvel humanisme doit donc être pensé, fondé sur la connaissance du monde intérieur, que Diel appelait la psychique. Celle-ci est sommée de combler son retard sur la connaissance du monde extérieur, magistralement exploré par la physique, avant que la destruction des ressources de la planète ne permette plus à la vie de se déployer sur terre.
En effet, si nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins qui mènent, l’un à la survie, l’autre, sinon à la disparition de l’humanité du moins à la réduction drastique de ses possibilités de vie, c’est que les progrès techniques, merveille de la vie en évolution, sont aussi devenus des moyens de destruction à la mesure de la démesure de notre appétit de puissance.
La terre est notre maison (Edgar Morin). L’homme se doit donc de s’y comporter en maître de maison économe. Mais comment l’être s’il laisse son imagination, devenue la « folle du logis », l’entraîner vers le toujours plus, l’illimité de ses désirs ? La sagesse impose d’économiser ses désirs pour mieux satisfaire ses besoins, dont le plus immédiat : celui d’assurer sa survie et celle de ses descendants. Sans cette économie des désirs pas de gestion durable des ressources capables de les satisfaire. À la morale imposée (hétéronome) doit se substituer une morale autonome, fondée sur la connaissance des conditions d’une satisfaction sensée. Il nous faut donc mieux comprendre les ressorts de notre action, porter une attention introspective aux désirs et représentations qui motivent ces actions, à nos intentions et aux interactions qu’elles génèrent entre nous et notre monde, mais aussi entre nous, humains, pour que ces interactions deviennent plus satisfaisantes.
La Psychologie de la Motivation (Paul Diel) attire ainsi notre attention sur le fait que nous élaborons, dans une incessante délibération intime, mi-consciente, mi-extraconsciente, un calcul de satisfaction qui évalue et trie nos désirs suivant leur « promesse de satisfaction ». Elle nous invite à détecter introspectivement les ressentiments et les fausses justifications qui faussent ce calcul de satisfaction et à en suivre le cheminement dans le cercle vicieux de la fausse motivation.
Comment, en effet, instaurer dans les rapports humains plus d’amour et de justice, préoccupation ancestrale, si nous ne comprenons pas ce qui nous y pousse et ce qui s’y oppose ? Chacun sait, sans toujours en tirer les conséquences, que c’est la satisfaction des besoins de base de l’enfant : sécurité physique (assurée par les soins), affective (assurée par l’amour reçu), spirituelle (assurée par la justesse de la direction éducative et la justice des interventions), qui renforce la confiance de l’enfant en lui-même et dans la vie qui l’attend. Cette confiance est la racine de l’amour de la vie et de tous les sentiments positifs qui peuvent lier les êtres humains entre eux, comme la peur est à la racine des réactions de défense qui les opposent. Diel ne disait-il pas que la fausse motivation était une « réaction d’angoisse » ?
Mais tout enfant est nécessairement confronté à des frustrations et des renoncements, du fait que ses désirs ne sont pas tous réalisables ou doivent tenir compte de ceux des autres.
Les parents doivent s’opposer à ses désirs dangereux, ou inopportuns. S’ils le font dans un contexte de confiance et de tendresse, l’enfant, pour rester dans l’amour de ses parents, y renoncera sans regret. Mais il n’est pas toujours facile de garder cette attitude idéale devant les colères ou les pleurs d’un enfant. Il peut être plus facile de céder ou jugé plus efficace d’imposer l’obéissance autoritairement. Ces réactions peuvent être ponctuelles et s’inscrire dans des relations suffisamment chaleureuses. Mais si elles sont habituelles, et justifiées par principe, elles deviennent une source de provocations auxquelles l’enfant risque de réagir par ses propres provocations. Si ces renoncements ne lui sont jamais imposés, ou le sont de façon autoritaire, ou arbitraire, ou accompagnés de sermons, menaces, ou remarques blessantes, alors ils risquent de laisser place à des revendications incessantes, ou des ruminations de revanche et de désobéissance. Ou à une soumission sous-tendue de haine refoulée.
Le besoin d’égards est naturel. Trop ou pas assez d’égards risquent d’exalter ce besoin naturel en revendication agressive de ses droits ou en recherche désespérée de reconnaissance, en ressentiments, indignés ou implorants.
Trop inculpé ou trop facilement disculpé, l’enfant prend l’habitude de se justifier. Cette habitude peut perdurer chez l’adulte. La sagesse populaire l’a pointée sous forme du proverbe : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage ». (« Il faut attaquer l’Irak parce qu’il possède des armes de destruction massive » a, par exemple, affirmé sans preuves le président Bush).
Elle met ainsi le doigt sur une des tendances de la fausse motivation : l’accusation, et sous-entend que cette accusation tend à refouler la culpabilité en projetant la faute sur l’autre. Personne, en effet, ne peut vivre sans s’estimer. Lorsqu’il dépasse la mesure, sous l’effet de l’humiliation ou de la flatterie, le besoin d’estime nourrit la vanité de celui qui réclame sentimentalement ou agressivement d’être reconnu sans faute, de n’avoir que de bonnes intentions et par là même d’avoir tous les droits.
Ces motivations de base, se retrouvent à tous les niveaux de la vie relationnelle, familiale et sociale, entre individus comme entre États.
Les luttes pour le pouvoir mettent en jeu une agressivité dominatrice sous-tendue d’angoisse d’impuissance. Elles donnent lieu aux « batailles d’egos » dont le milieu politique n’est pas le seul pourvoyeur. La haine, ordinaire ou dévastatrice, peut se réveiller devant tout obstacle à nos désirs, si nous les justifions comme légitimes du seul fait qu’ils sont nôtres. Elle fait sa rencontre avec le besoin de s’exonérer de toute faute. Comment mieux y répondre qu’en projetant la faute sur la personne ou le groupe qui inquiète par sa différence, ou ses atouts dans la lutte pour le pouvoir, ou au contraire dont la faiblesse fait une cible facile ; sur toute personne ou groupe dont nous estimons que leur existence même fait tache, pour ne pas dire : obstacle à nos désirs.
Chacun connaît ce phénomène du bouc émissaire. La peste noire du xive siècle a vu fleurir les « responsables » de la catastrophe. Juifs, mais aussi Vaudois hérétiques ou encore sorciers ont été massacrés, sans grand résultat, faut-il le dire, sur le développement de l’épidémie.
Qu’il s’agisse des colonisations, ou des guerres et génocides modernes, la supériorité morale, intellectuelle ou « biologique » autoproclamée de l’agresseur, le justifie de défendre son bon droit par tous les moyens. « Infidèles » ou « traîtres », ou réduits à un chiffre dans un « stock » d’immigrés clandestins, ou pire « sous-hommes » ou même « rats » ou « vermine », toute maltraitance et jusqu’aux traitements inhumains sont admis envers ceux à qui est déniée la dignité humaine, et ce avec les « meilleures » intentions : celles de rétablir la justice ou de purifier le monde de ces présences polluantes. Discrimination, ségrégation, exil, purification ethnique, extermination, différents moyens permettent d’atteindre cet « idéal » de pureté sociale. « J’aime l’humanité, ce sont les gens que je ne supporte pas », fait dire C. Schultz à ce connaisseur de l’âme humaine qu’est le chien Snoopy.
Sans aller jusqu’à ces excès, mais y menant ou pouvant y mener, les fausses motivations entretiennent les relations ordinaires de domination-soumission qui se prolongent en ruminations, sources de provocations incessantes. Des « coups d’épingle », des « coups bas », des coups de poing, qui s’échangent entre individus, aux coups de canon des conflits guerriers, ces violences s’échangent en toute « bonne foi » : puisque c’est l’autre qui m’a provoqué ! Fausses justifications et ressentiments s’engendrent ainsi mutuellement dans une causalité circulaire qui les éternise.
Et le ressassement de rancÅ“urs qui perdurent produit les vendettas familiales comme les guerres à répétition ou les blocages diplomatiques entre États. « Chine-Japon, rien n’est simple entre ces deux pays qui ressassent un éternel ressentiment » ancré dans le souvenir douloureux de l’occupation japonaise, lit-on dans un article du Monde. Rien ne fut simple entre l’Allemagne et la France, chacune ruminant sa revanche, d’une guerre perdue par l’une à une guerre perdue par l’autre. Pour l’anecdote : des amis italiens nous ont fait part de leurs rancÅ“urs toujours vivaces envers Napoléon occupant Venise.
Tourner la page (dissoudre les rancœurs) est plus facile aux victimes d’exactions quand les oppresseurs accèdent à leur demande de reconnaître leurs souffrances, ou au moins de ne plus les justifier, ou si les vainqueurs n’imposent pas aux vaincus des traités humiliants.
Sinon chaque génération se voit ou se sent contrainte de revivre le tort fait aux générations précédentes. L’Histoire est une source d’exemples innombrables de situations héritées qui compliquent à l’infini les relations entre peuples et entre nations. L’histoire des rapports de domination alternés entre le Kosovo et la Serbie est un de ces exemples. Citons aussi les séquelles des colonisations, ou du massacre des Arméniens.
Conséquence des blessures répétées d’amour-propre, la tendance à la fausse justification (tendance innée mais que l’éducation reçue participera à renforcer ou affaiblir), empêche la justice de s’installer dans les rapports humains. De même l’amour excessif de soi (égocentrisme) s’oppose à y inclure l’amour des autres (égoïsme conséquent) et à procéder à l’aménagement d’institutions prenant suffisamment en compte le bien collectif.
Pourtant, sauf en cas de perversion avancée de notre recherche de satisfaction, nous préférons avoir des relations d’entraide et d’amitié, éventuellement d’amour, avec nos proches et notre prochain. Or il est toujours possible, en principe, de « tendre l’autre joue » au provocateur. C’est-à -dire, non se soumettre à lui mais ne pas laisser sa provocation nourrir en nous indignation et haine.
L’engrenage des représailles n’est pas une fatalité. Toute la liberté, et donc la responsabilité individuelle, consiste justement dans la possibilité pour chacun de répondre aux excitations non d’abord selon leur teneur plaisante ou déplaisante, mais de manière à sauvegarder sa propre estime. Même entre ennemis longtemps irréconciliables la reconnaissance de l’humanité de l’autre s’avère être un facteur puissant de solidarité.
Un siècle ne saurait suffire à endiguer la violence consécutive à la loi du plus fort qui prévaut depuis la nuit des temps.
Bien que les relations humaines soient ancrées plus fortement dans l’élan de coopération, d’entraide et d’empathie, sans lequel l’humanité aurait déjà disparu, celui-ci ne fera pas reculer la haine sans une meilleure connaissance des voies de la délibération qui favorisent tant son émergence et son développement que sa dissolution. Mais cette connaissance devra s’incarner aux niveaux individuel (relations interpersonnelles), social et économique pour porter ses fruits, et cela demande du temps.
Pourtant c’est ainsi qu’elle pourra permettre de promouvoir à la source, dans les rapports familiaux et l’éducation collective, la capacité de répondre à la violence par d’autres moyens que la violence et de prévenir la haine par une attention mieux informée et plus sensible aux besoins fondamentaux des êtres humains. De nombreuses actions éducatives sont déjà entreprises dans ce sens dans les établissements scolaires de différents pays.. Et commence à se diffuser dans les instances internationales l’idée proclamée par la Charte de l’Unesco que « les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes c’est dans l’esprit des hommes que doivent être édifiées les défenses de la paix ».
La Revue de Psychologie de la Motivation a participé depuis ses débuts à ces mouvements profonds de formation à une culture de paix, et pour que l’éducation psychosociale qui en est une clé soit intégrée à l’école (de la maternelle à l’université). Fondée sur des voies et des pratiques innovantes et confirmées, l’éducation psychosociale demeure, particulièrement en France, ignorée ou négligée. Elle serait l’antidote de la culture de guerre dont nous restons sourdement imprégnés : elle apporterait potentiellement à l’aventure humaine des chances accrues de « bonne vie commune », voire de survie.
Source initiale : Texte paru dans Idées-forces pour le XXIème Siècle, N° 42-23 de la "Revue de Psychologie de la Motivation" et édité aux Ed .Chronique Sociale, 2009.
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