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Développer une socialisation plus démocratique. L’apport de la sociopsychanalyse

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Claire Rueff-Escoubes, mis en ligne le 17 janvier 2012.

Les formes classiques de la démocratie — délégation et représentation — si elles restent indispensables, ne répondent pas suffisamment à un besoin anthropologique qui se manifeste aujourd’hui chez tout un chacun : exercer sa propre part de pouvoir dans les décisions qui le concernent. Gérard Mendel a conceptualisé cette aspiration par le terme « d’actepouvoir » , concept-clé de la démocratie participative. que ce texte illustrera avec des exemples.

La première des applications de cette idée-force concernera l’école : c’est en modifiant d’abord les formes de la socialisation des enfants et des adolescents, en leur permettant d’y exercer davantage leur actepouvoir, que les changements de mentalité propres au développement de la démocratie s’opéreront.

Participante du premier groupe de sociopsychanalyse depuis 1972, ma recherche d’une articulation réfléchie entre le « psy » et le social avait trouvé là une réponse que ma seule expérience de psychanalyste ne pouvait m’apporter. J’ai depuis lors poursuivi une double pratique, sur des registres et dans des cadres différents, pour moi complémentaires.

Je soulignerai ici les deux versants de cette approche innovatrice : versant théorique, celui, anthropologique, où le rapport à ses actes concerne l’être humain dans son développement psychosocial ; et versant pratique, celui d’une méthode simple et rigoureuse, limitée jusqu’ici dans son application aux lieux sociaux organisés par la division du travail, l’école étant le premier d’entre eux.

Le versant théorique : « l’actepouvoir  »

L’acte a le pouvoir de modifier et de construire la réalité extérieure : après l’acte, ce n’est plus comme avant, et ce changement est irréversible. Nos actes ont, entre autres, le pouvoir de construire la société telle qu’elle se fait jour après jour, que nous le voulions ou non. Ce pouvoir de l’acte, pouvoir de transformer la réalité, lui est intrinsèque : d’où le concept « d’actepouvoir » en un seul mot. Exercer du pouvoir sur nos actes, c’est-à-dire être en mesure d’en connaître les tenants et les aboutissants pour mieux en comprendre le sens et les effets, est le volet complémentaire du pouvoir de l’acte.

Trois brefs exemples  :

  • 1) les élèves d’une classe, qui, au cours de leur scolarité, peuvent donner régulièrement et librement (c’est-à-dire hors de la présence directe de leurs enseignants) leur point de vue sur leur vie scolaire, de manière a être entendus par ces mêmes enseignants et à obtenir des réponses à leurs questions, ces élèves exercent leur actepouvoir d’élèves dans l’institution scolaire :
  • 2) des conducteurs de bus, isolés dans la pratique de leur métier, s’ils peuvent en parler régulièrement ensemble pendant leur temps de travail, puis en communiquer ce qu’ils souhaitent à leurs hiérarchies et en obtenir des réponse argumentées, exercent dans leur organisation leur actepouvoir de conducteurs de bus ;
  • 3) des militants syndicalistes réunis entre eux, sans leur Bureau, pour s’informer ensemble des raisons qui ont conduit le Bureau à prendre telle ou telle décision, puis communiquent leurs questions à ce même Bureau et en obtiennent des réponses, exercent leur actepouvoir de militants dans leur institution syndicale.

L’exercice de cette forme de pouvoir, différente et complémentaire du pouvoir des uns sur les autres, favorise le développement de la dimension « psychosociale » de la personnalité, il est partie intégrante de son identité. De ce fait, la lecture habituellement « familialiste » du fonctionnement social (par exemple, l’assimilation inconsciente des « supérieurs » avec les parents intériorisés, source de soumission à la fonction d’autorité) diminue au profit d’une d’une meilleure prise sur le réel. Cet exercice soutient les capacités de responsabilité et de créativité de la personne, renforce son degré de liberté et d’autonomie, conditions constitutives des comportements démocratiques, à partir du moment où on y intègre la dimension du collectif. C’est là la situation des classes d’élèves.

Pour éclairer encore le concept d’actepouvoir, je préciserai une autre contribution théorique de Mendel : psychofamilialisme et psychosocialité.

La personnalité se construit en deux temps spécifiques, qui chacun contribue à sa formation : 1) le temps familial (le moi psychofamilial) dont nous rend compte la psychanalyse et son noyau organisateur, l’inconscient selon Freud ; 2) le temps de la vie sociale (le moi psychosocial) que vise à cerner la sociopsychanalyse, que construisent les lois économiques et politiques, et leurs valeurs spécifiques (en particulier : individualisme et isolement ; primauté de l’argent ; organisation et division du travail à fin de productivité dans un contexte de mondialisation, via efficacité et compétition).

Complémentaires, ces deux versants de la personne ne sont pas réductibles l’un à l’autre et demandent chacun un abord en lien avec son objet et sa logique propres. C’est dans le cadre de la vie au travail que leur articulation est la plus présente, et que les effets propres à la vie sociale et ses valeurs ont le plus d’impact sur les personnalités, le plus souvent à leur insu. La subjectivité propre au premier (ou « psychofamilialisme social » qui projette sur la société un vécu de « grande famille ») empêche souvent « l’objectivation du réel », dont a besoin le second pour repérer ces effets et y trouver des contrepoids. C’est en construisant des procédures de rapports démocratiques que se créeront ces contre-forces, propres à favoriser la psychosocialité de chacun, comme en témoigne le versant des applications de la sociopsychanalyse, plus particulièrement dans le cadre formateur de l’école.

Le versant de la pratique : un dispositif institutionnel participatif

Créer les conditions de cette appropriation de pouvoir sur ses propres actes pour le plus grand nombre, constitue le second versant de l’œuvre de Mendel et de ses équipes1. Une méthode a été conçue à cette fin, « un dispositif participatif d’intervention institutionnelle », proposé à tous les acteurs d’un lieu social de travail ou de formation, dans la mesure où celui-ci est organisé par la division du travail. Ce dispositif s’intègre à la vie de l’institution sur la base du volontariat, il est particulièrement économe en temps (deux heures par trimestre), tout en créant des effets en profondeur qui touchent aux changements des mentalités. Les premiers destinataires en sont les élèves, de la maternelle à la terminale, au sein de leur classe et de leur établissement2.

Telle qu’elle est proposée la méthode conduit les élèves à apprendre entre eux une forme de socialisation moins dépendante des adultes et du modèle « familial » de la relation d’autorité : une socialisation non-identificatoire. Complémentaire de la socialisation construite par l’identification aux adultes, cette autre forme s’appuie d’abord sur leurs propres ressources.

Réunis par classe sans la présence de leur enseignant, sur un sujet qui les concerne tous au même titre, leur vie scolaire, ils sont en situation d’expérimenter « un réel moment de vie démocratique », au sens d’expérimenter un droit égal pour tous : celui de dire son mot sur ce qui les concerne, et d’obtenir des réponses. Les « mauvais » élèves ont droit à la parole et à l’écoute exactement au même titre que les autres. Un adulte régulateur facilite ces échanges3. A ce droit s’associe un devoir, celui de l’apprentissage du « vivre ensemble ».

Pour se concerter entre eux, puis construire ce que la classe souhaite transmettre à ses enseignants, les élèves vont devoir apprendre à s’écouter, se parler, se taire, accepter leurs différences, attendre leur tour de parole, choisir les termes appropriés pour se faire comprendre, renoncer aux attaques personnalisées, construire une synthèse. Cet apprentissage repose essentiellement sur les capacités que les élèves vont mettre en Å“uvre en s’appuyant « sur le cadre » de la méthode.

Les réponses apportées par leurs interlocuteurs institutionnels (l’équipe de leurs enseignants, l’administration) donnent son poids de réalité au pouvoir de leur parole collective. Ces réponses, nécessairement argumentées, font également percevoir concrètement à la classe la réalité institutionnelle (sociale) de l’établissement : qui décide de quoi, comment sont faits les programmes, qui paie, quels sont les priorités retenues et pourquoi. C’est là une perception in situ, la leur, du mode de fonctionnement de la société à leur niveau quotidien4. Les futurs citoyens sont en même temps ainsi préparés à participer activement et de façon responsable à la vie de la cité comme à celle au travail5.

Le climat des classes change, en termes d’apaisement des violences, de développement de la solidarité entre les élèves, et, retrouvant l’estime de soi, de réinvestissement de leur scolarité pour ceux qui, en échec scolaire, s’en excluaient. Parallèlement, les équipes enseignantes se soudent, chacun ose parler avec les autres de sa manière de fonctionner avec sa classe.

Par ailleurs et depuis 40 ans, ce dispositif institutionnel participatif est également appliqué dans de nombreux autres lieux du champ social, ceux encore qu’organise la division du travail6 : lieu de soins, hôpital, entreprise, collectivité locale, parti politique, syndicat. Parmi les souffrances actuelles générées par le fonctionnement de ces lieux sociaux, figure le fractionnement de l’acte de travail : il dépossède les individus d’une compréhension globale (l’amont et l’aval) du sens de celui-ci, tout en créant un isolement qui renforce l’individualisme déjà dominant.

Le but de l’intervention est de rendre à chaque catégorie une vue d’ensemble de son acte professionnel spécifique, sur un mode d’égalité avec l’ensemble des partenaires : le droit à l’expression et le devoir de répondre sont ici les mêmes pour tous, aucun groupe n’a de pouvoir sur l’autre, grâce à un mode de reprise en mains de leurs affaires par les intéressés.

Bien que les décisions finales restent le propre des directions, elles se trouvent largement « modifiées » par l’expression des propositions de toutes les catégories, dans les domaines précis qui les concernent. La méthode permet aux différents partenaires ainsi consultés de recourir davantage à leur créativité, d’exercer plus pleinement leurs responsabilités, de conforter leur identité psychosociale. Coopération et solidarités se trouvent parallèlement renforcées par une concertation collective entre pairs.

Un obstacle constant et mal connu

Qu’il s’agisse de l’école ou de toute autre entreprise, le travail de terrain des équipes de sociopsychanalyse a rencontré une forme de résistance à l’appropriation du pouvoir de ses actes autre que celle, majeure, née de l’organisation du travail : une résistance psychologique, d’autant plus forte qu’elle n’est pas consciente. En effet, s’approprier le pouvoir de ses actes confronte l’être humain à ses parents intériorisés, auxquels l’enfant attribue tout pouvoir : les « auteurs », ce sont eux ; devenir l’auteur de ses actes, c’est usurper le pouvoir qui leur revient.

La mise en place du dispositif institutionnel participatif se confronte répétitivement à cette forme de culpabilité inconsciente chez les participants. A chaque « avancée » de leur actepouvoir (chaque changement obtenu dans la réalité du travail) succède un mouvement de « recul » : « tout cela ne sert à rien, il vaut mieux arrêter ». L’intervenant fait simplement remarquer que cette attitude apparaît dans toutes les applications du dispositif, quel que soit le type d’institution concerné. S’ensuit régulièrement la reprise du mouvement d’appropriation de leur actepouvoir par les participants. Ceci nous surprend, tout en confirmant pour nous la force du besoin anthropologique qui s’exprime là.

Pour conclure

Proposition parmi d’autres, la sociopsychanalyse n’est ni une panacée, ni une approche exclusive des questions qu’elle soulève comme des réponses qu’elle apporte. Ce courant théorique et pratique s’inscrit dans une recherche permanente articulée à un travail de terrain sur lequel s’appuie sa crédibilité : plus de cent interventions en 30 ans dans l’ensemble du champ social et dans plusieurs pays. D’abord soucieuse du développement de la personnalité humaine, dans sa double dimension d’individu et d’être social, elle prend en compte le besoin et le « droit de l’homme » d’exercer un certain pouvoir sur ce qu’il fait, d’exercer son actepouvoir – source de développement de la dimension psychosociale de sa personnalité, et donc de son identité.

Les propositions théoriques de la sociopsychanalyse s’accompagnent d’une méthode, parmi les voies possibles d’accès à un meilleur fonctionnement des rapports démocratiques, méthode construite sur les petits groupes de pairs que relie une communication indirecte. Econome en temps et en participation financière, ce « dispositif participatif » est applicable tout de suite, pendant le temps de travail, avec les moyens du bord.

Concrètement, à l’école où l’accent est mis sur une priorité — l’apprentissage d’une socialisation démocratique par des jeunes scolarisés – les « outils » nécessaires sont : la présence d’un régulateur formé à la méthode7, deux heures disponibles par trimestre pour une classe, une heure pour l’équipe enseignante — l’un et l’autre petits collectifs de pairs — conditions qui supposent bien sûr l’accord du chef d’établissement. Dans les autres lieux de travail, la formation à la méthode se fait par les intervenants sociopsychanalystes en quelques séances, elle est ensuite rapidement reprise en mains par les intéressés eux-mêmes. La simplicité de la méthode s’accompagne d’une grande rigueur dans son application.


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