Isabelle Canoui, mis en ligne le 31 octobre 2011.
Texte paru dans la Revue de Psychologie de la Motivation, N°31, 2001,
Je considère comme une grande chance d’avoir à enseigner la littérature dans les classes du secondaire. Cela me permet, en effet, d’allier mon intérêt pour ces textes, pour la psychologie en général et la Psychologie de la motivation de Paul Diel en particulier. Les Å“uvres, à travers leur forme littéraire et le contexte historique dans lequel elles se situent, nous parlent de l’homme, de ses désirs, de ses motifs plus ou moins justes ou erronés, de ses angoisses, de ses bonheurs, de son incessante « délibération intime » en vue de trouver une satisfaction que la vie n’assure pas d’emblée que ce soit au plan individuel ou collectif.
Comme professeur de lettres, j’ai une assez grande liberté pour établir mon programme de l’année. En revanche, je suis un fil directeur qui me vient de la Psychologie de la motivation , en tant que l’approche introspective qu’elle propose permet de mieux comprendre le sens universel des grandes Å“uvres littéraires. (cf site APM).
Chaque année, j’ai pour objectif de faire prendre conscience à mes élèves qu’ils ont, tout comme les auteurs des textes, des désirs, des pensées, des sentiments, des motifs, une délibération. Par ailleurs, puisque avec la littérature nous sommes dans le domaine de l’art, j’essaie de faire en sorte qu’il y ait toujours un va et vient entre la réflexion et l’émotion esthétique.
Le style, la musicalité, le rythme d’un texte ont très souvent un impact fort sur la sensibilité des adolescents. Enfin, l’analogie est la base de mon enseignement : analogie entre l’expérience d’un auteur et celle des élèves, analogie entre la grande Histoire et leur histoire à eux. Voilà mon fil directeur mais il est évident que je ne distille les notions psychologiques que par petites touches et souvent par images.
Nous avons bâti notre programme cette année autour du thème de la haine et du bouc émissaire. Je dis « nous » car j’ai la chance de pouvoir travailler en équipe. Ce groupe est constitué des quatre professeurs de lettres de 3ème du collège. Nous préparons ensemble nos cours et nos évaluations : nous sommes ainsi plus efficaces et nos élèves se sentent bien pris en main.
D’un commun accord, nous avons choisi de travailler en liaison avec le programme d’histoire sur la Poésie de la Résistance, sur l’Affaire Dreyfus (textes de Dreyfus, de Zola), sur l’Antigone d’Anouilh. Tous ces textes sont proposés dans les manuels de 3e ; le travail sur la Poésie de la Résistance est même obligatoire. Ce programme élaboré par les Inspecteurs Généraux est très adapté aux centres d’intérêt d’adolescents de cet âge. Il prend véritablement en compte les questions des élèves sur l’importance qu’ils attachent à la justice dans les rapports humains et dans la société de façon plus large.
Certes tous les élèves aspirent à être traités avec justice par les adultes, mais les élèves infériorisés par leur appartenance à des minorités ethniques et leur échec scolaire sont particulièrement sensibles.
Ma classe de collège classé Zone d’Education Prioritaire (Z.E.P) comporte une majorité de maghrébins, plusieurs noirs et un juif ; beaucoup d’élèves n’accéderont pas aux classes de lycée mais à une formation professionnelle courte.
Le début de l’année scolaire a coïncidé avec la recrudescence de la tension entre Israéliens et Palestiniens et, plus d’une fois j’ai craint de ne pas pouvoir mener à bien le programme fixé.
Au plus fort de l’Intifada, plusieurs élèves de la classe ont arboré un keffieh et ont proféré des insultes racistes. C’était une occasion particulièrement propice à un travail sur le thème choisi ; cela à partir du texte célèbre d’Émile Zola : J’accuse... Les élèves furent très impressionnés tant par le rythme que par la puissance oratoire du texte. Et, plus encore, par son contenu. Zola dit « j’accuse » et en même temps affirme « quant aux gens que j’accuse, je n’ai contre eux ni rancune ni haine ». Nous avons donc travaillé sur les termes « accusation », « rancune » et « haine ».
Il leur paraissait, tant leur affectivité était débordante, impossible de ne pas éprouver, dans la situation de Dreyfus et de Zola, de rancune ni de haine. Certaines familles maghrébines cultivent la haine du juif, provoquée ou entretenue par le conflit israélo-palestinien. Je les ai écoutés, nous avons parlé. J’ai expliqué : ils ont découvert que Juifs et Arabes sont tous des sémites, qu’ils sont cousins germains ; je leur ai lu dans l’Ancien Testament le passage sur le bouc émissaire que le peuple charge des fautes de tous pour se purifier (Lévitique chapitre 16)
Au bout du compte ils ont pu distinguer l’accusation objective, la critique justifiée d’un Dreyfus : « Je protestai contre une accusation aussi infâme que rien dans ma vie ne permettait de justifier » (Alfred Dreyfus, Cinq années de ma vie, 1901), de l’accusation affective, haineuse, antisémite d’un Maurice Barrès : « Dreyfus n’est point né pour vivre socialement. Seule, dans un bois décrié, une branche d’arbre se tend vers lui. Pour qu’il s’y pende » (Maurice Barrès, La parade de Judas, 7 juillet 1899). Ils ont bien compris que l’accusation injuste permet de se croire « sans faute », supérieur à l’autre : c’est la tendance bien humaine à l’auto-justification si fortement analysée par Diel.
Nous avons retrouvé le même thème dans Antigone : la cité refuse de rendre les honneurs funèbres à Polynice, faisant de lui le « bouc émissaire ». Seule Antigone affirme qu’elle est sur terre « non pour haïr mais pour aimer ». Elle prend la responsabilité d’enterrer son frère et ne cautionne pas les fausses justifications du Roi et du peuple : « Nous sommes les justes, seul Polynice est coupable ».
Dans Éducation et Rééducation (1961- Payot 1989), Diel écrit : « Chacun de nous s’érige en justicier : trop indulgent pour ses propres fausses motivations, trop sévère pour les fausses actions des autres ». C’est son refus de cette attitude qui permet à Antigone d’aller jusqu’au bout de son choix, jusqu’à la mort. Le théâtre est un genre qui plaît toujours beaucoup aux élèves : ils aiment échanger les répliques, s’identifier aux héros. La force de résistance d’Antigone à l’injustice, son courage les ont enthousiasmés.
Je pense vraiment que le travail sur l’Affaire Dreyfus et sur Antigone a beaucoup calmé la surexcitation et l’affectivité de mes élèves d’origine maghrébine pendant les mois où l’Intifada a fait rage au Moyen-Orient. A ce moment là , ma collègue d’histoire a également su apaiser le jeu des provocations mutuelles ; abordant l’histoire de la montée du nazisme, elle a fait comprendre aux élèves le processus de projection du bouc-émissaire, par lequel l’Allemagne, humiliée de sa défaite de la première guerre mondiale, et enfoncée dans des problèmes économiques très graves, a rejeté la responsabilité de la situation sur la communauté juive pourtant bien intégrée.
L’universalité de la compréhension psychologique — la tentation de chercher un bouc-émissaire n’est-elle pas en chacun de nous ? — nous a permis avec mes collègues, sans avoir à nous concerter, d’accorder naturellement nos analyses face au thème et au « drame » que vivaient intimement un certain nombre d’élèves. Dans cette période difficile, nous avons donc fait front commun et les élèves l’ont bien senti.
Le troisième volet du programme était La poésie de la Résistance : nous avons travaillé en parallèle sur « l’Affiche rouge » - montrant les photos de 23 résistants, tous d’origine étrangère, fusillés en 1944 – et sur la lettre de Manouchian à sa femme au matin de sa mort et le poème d’Aragon Strophes pour se souvenir. (Dans ce poème, Aragon reprend de longs passages de la lettre de Manouchian).
Missak Manouchian écrit : « Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand. Chacun aura ce qu’il mérite comme châtiment et comme récompense » et plus loin : « Je mourrai tout à l’heure avec mes vingt-trois camarades avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille ». Les élèves ont vivement réagi à ces affirmations : comment un homme qui va être fusillé peut-il être dans cet état d’esprit ? Leur scepticisme m’a paru très sain.
Nous avons donc cherché : était-ce prétention, pose de sublimité ou bien Manouchian était-il vraiment sans haine ? Nous avions déjà réfléchi ensemble sur la haine qui est le plus souvent la projection de son propre sentiment d’insuffisance ; un élève a pu dire que cette absence de haine était liée aussi à la compréhension que le nazisme était un phénomène explicable, dans la mesure où il est dans les possibilités de la nature humaine et de se détruire et de se réconcilier. Nous avons aussi analysé les termes « châtiment » et « récompense » et j’ai pu faire la distinction entre châtiment et récompense extérieurs, comme le sont par exemple les notes à l’école, et intérieurs, comme l’estime que l’on se donne ou se refuse à soi-même.
Toutes ces notions parlent beaucoup aux adolescents, à certains plus qu’à d’autres bien sûr, mais dans l’ensemble tout ce qui touche au monde intérieur les passionne.
Les professeurs se demanderont toujours si l’enseignement qu’ils donnent reste lettre morte ou s’incarne un peu. Ce métier est fort ingrat, le respect de l’enseignant et de sa parole est fragile. Pourtant, si l’on peut aller au cÅ“ur de ce qui intéresse les élèves, on est récompensé au centuple. Un jour de mars dernier où, particulièrement découragée par l’être humain et son fanatisme, j’avais besoin de m’épancher, je dis à la classe : « Franchement, rien ne va plus sur cette terre : regardez les talibans qui détruisent ces sculptures de Bouddha ; en Palestine ça ne va pas mieux. C’est à se demander où l’on vit en paix ? » La réponse ne se fit pas attendre : « Mais, madame, dans la classe ! » s’exclama Adlen, mon islamiste de service au cÅ“ur tendre qui quelques mois auparavant était parti en croisade contre tous les juifs du collège.
Imaginez mon émotion et mon bonheur de voir que des compréhensions psychologiques, à la fois simples et fondamentales, s’étaient incarnées : en particulier la certitude que si je ne m’imagine pas supérieur ou inférieur à l’autre, par mon appartenance à telle ou telle ethnie, je peux vivre en paix avec lui.
Il me semble donc possible de transmettre un bagage intellectuel et culturel, un savoir, des méthodes de travail, tout en introduisant avec doigté les adolescents à la découverte de leur monde intérieur. Ils se sentent alors concernés, l’école est beaucoup moins coupée de la vie. Et, si j’ose dire, ils en redemandent, et les questions ou les commentaires fusent !
Cela vaut la peine de donner à réfléchir avec légèreté, par petites touches, sur quelques éléments universels de compréhension du fonctionnement psychique. Cela fait du bien aux élèves et... aux professeurs, tant la tendance à l’accusation et à la fausse justification est dans la nature humaine, tant nous entrons facilement dans le jeu stérile des provocations et contre-provocations : dans toutes les classes, de la maternelle au lycée, dans les familles, dans toutes les sociétés on a tendance à s’acharner sur un « bouc émissaire », cible idéale pour la délicieuse justification de soi même. L’ explication systémiste de Diel « nous avons tous tendance à être provocateurs-provoqués » fait mouche, éveille les sourires.
Je laisserais bien volontiers pour finir la parole à Adlen, qui dans un poème en vers libres sur l’exclusion et le racisme exprime son propre désarroi :
« Jeune, étranger, diplômé et être refusé,
Catalogué, jugé coupable à chaque fois
Mis à l’écart, fiché ou même montré du doigt
Présumé jeune et dans la mauvaise voie
Il y en a marre d’être dit "hors la loi"
Survêtement, casquette, baskets,
Et pourtant dans le droit chemin. »
Source : Revue de Psychologie de la Motivation, N°31, 2001, « Education et Humanisation. Vers une nouvelle discipline : la Psychique ».
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