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Partager l’espace public social, professionnel et scolaire…

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Edith Tartar Goddet, mis en ligne le 1er juillet 2010.

Argument

Le travail de recherche, basé sur l’observation des comportements individuels dans certains espaces publics des grandes villes (rues, centres commerciaux, transports en commun, etc..) m’a amené à formuler plusieurs constats :

  • Les codes, usages, règles et lois quotidiennes qui régissent les relations humaines dans ces espaces sont transgressés par toutes les populations (quelque soit leur âge, milieu social ou géographique).
  • Les difficultés du « vivre ensemble » dans le cadre scolaire perçues et constatées par les sociétés médiatiques, civiles et politiques, ne sont jamais reliées à la dégradation des relations interindividuelles et collectives dans tous les autres espaces sociaux (quartier, entreprise, hôpital, etc..)
  • L’espace social, qui appartient à tous et à personne en particulier, fait l’objet d’une appropriation personnelle. Chacun s’y conduit comme si ces espaces étaient une extension de son espace privé.

Je formule l’hypothèse que le développement psychique (sur le plan relationnel) reste fixé sur l’infantile ou le fonctionnement de l’enfant avant 4 ans au moment où il ne perçoit pas encore l’autre comme un partenaire avec lequel collaborer, mais comme un produit dont il se sert quand il en a besoin.

Le travail à entreprendre concerne la naissance de l’autre ( lié à la naissance de la loi) dans l’espace symbolique de chacun. (Cf. Article paru dans NVA n° 311 – été 2010 « Savoir vivre ensemble avec nos conflits »).

Un travail lent, toujours à refaire ? Un art de vivre ? 

Trois femmes descendent de front la rue principale d’une grande ville, occupant en bavardant ensemble toute la largeur du trottoir. Chacune avance d’un bon pas en guidant devant elle une poussette chargée d’enfant. Un peu plus bas une commerçante discute avec une cliente devant sa boutique, dos tourné aux femmes qui avancent. Tout à coup la cliente pousse la commerçante vers l’intérieur de la boutique dans laquelle elles entrent précipitamment. Effarées, elles regardent les femmes qui passent sans modifier leur trajectoire. L’une d’entre elles longe la vitrine, devant laquelle elles se trouvaientà peine quelques fractions de seconde auparavant.

Aujourd’hui sur les routes, en particulier dans les grands espaces urbains, l’automobiliste doit être particulièrement attentif aux motards qui, à l’encontre des règles élémentaires du code de la route, se faufilent, zigzaguent entre les voitures, klaxonnent lorsque les automobilistes ne se déplacent pas à leur approche ou font des gestes d’écartement avec le bras gauche pour que les voitures se serrent pour leur laisser la place. Ce comportement ressemble fort à celui des cochers des grandes familles qui hurlaient jadis,« place, place », lorsque les carrosses devaient traverser les espaces encombrés ; quand ils ne frappaient pas avec leur fouet, ou ne renversaient pas, ce qui gênait leurs passages au risque de détruire des choses ou de blesser des gens.

Un réseau local d’écoute d’appui et d’accompagnement de parents / REAAP réunit les personnes (professionnels et bénévoles) intéressés sur la ville par le soutien à la parentalité. Chaque réunion est largement ouverte à de nouveaux membres auxquels les pilotes de l’action précisent des règles du jeu, basées sur la construction d’un partenariat entre les structures et les personnes ; partenariat impliquant de travailler avec les autres (dans le respect de leurs pratiques) dans un fragile équilibre entre « donner et recevoir ».

En effet, le réseau ne fonctionne que si chacun y apporte quelque chose (compétences, projets, etc…) un peu à la manière du jeu de la roulette dans lequel il faut donner (miser de l’argent) pour espérer en recevoir (autant ou davantage). Un nouveau principal d’un des collèges de la ville assiste à plusieurs réunions successives. Dès la deuxième réunion, il annonce qu’il vient chercher dans le réseau ce dont il a besoin pour le bon fonctionnement de son collège. Il monopolise la parole ou ramène systématiquement les échanges sur la problématique de son établissement. Il interpelle les participants pour qu’ils lui fournissent suggestions et compétences en vue de monter un projet, dans son collège, en direction des élèves. Il n’entend pas les rappels énoncés paisiblement par le comité de pilotage concernant les objectifs et les modes de fonctionnement du réseau. Il cesse de venir aux réunions quand le réseau, lassé de lui donner sans retour, ne répond plus à ses demandes.

Les comportements d’indifférence ou de domination

Les comportements d’indifférence ou de domination à l’égard d’autrui, d’utilisation ou de négation de l’autre dans l’espace public sont sans doute plus fréquemment observés que les comportements inverses d’attention ou de respect d’autrui, qui continuent cependant à exister et à se développer. En effet, nous avons en France une certaine tendance, sans doute d’origine culturelle, à percevoir en priorité les aspects négatifs d’une problématique et à occulter les aspects contraires. Il s’agit pourtant dans cet article de mettre à jour de multiples petits faits de dégradation de liens interpersonnels qui mettent à mal le fragile partage de l’espace social et professionnel ; partage nécessaire pour nous permettre de vivre les uns avec les autres sans nier ou dominer autrui et sans être nié ou dominé par lui.

Les faits dont nous rendons compte ici sont si minimes, si fréquents et si banalisés qu’ils ne font l’objet d’aucune observation car ils sont peu ou pas du tout perçus. Il s’agit ensuite de les analyser en termes de significations et de causalité, d’en percevoir les effets et d’énoncer quelques propositions afin de tenter de les enrayer en y faisant contrepoids.

Quelles significations peuvent avoir les comportements usuels de « non prise en compte de l’autre » dans le cadre social et professionnel ? Lorsque nous allons droit au but sans perdre de vue notre propre trajectoire ou notre projet nous disons aux autres par notre comportement « Il y a moi, un point c’est moi ! Et toi tu n’existes même pas ». Ainsi, dans la salle du musée, nous passons et nous plantons devant un autre visiteur pour voir la peinture exposée sur le mur, sous le meilleur angle. Dans le hall de la gare, nous sommes tellement pressés de prendre le train, à quai, que nous bousculons plusieurs personnes qui stationnent sur notre passage. D’autres exemples de ce type peuvent nous venir à l’esprit en incluant bien sur ceux dont nous sommes nous-mêmes l’objet. Les deux situations présentées ci-dessus présentent 2 particularités :

  • La première concerne un mode de fonctionnement au moment précis de l’acte dans le registre de « l’économie psychique » : économie de mouvement pour voir le plus vite et le mieux possible l’œuvre d’art et économie de temps et de trajectoire pour ne pas rater le départ du train. Dans ces deux cas, nous ne nous donnons pas la possibilité de nous adapter à la situation, ici en prenant en compte les autres (en ne s’imposant pas devant lui, en les contournant…) .
  • La deuxième est que, percevant la situation de notre seul point de vue, nous ne prenons pas en compte les effets de notre comportement (gênant, blessant, exaspérant, méprisant..) sur autrui. Et nous ne nous donnons pas la possibilité de réparer « symboliquement » les petites violences que nous venons de lui infliger. Nous participons ainsi à la banalisation des violences symboliques ; petites violences qui représentent le terreau favorable sur lequel pousseront les violences physiques et morales.

Lorsque nous traversons ou sommes installés dans un espace social donné, nous essayons de le confisquer à notre seul profit. Nous semblons dire alors « il y a moi d’abord ! cet espace est le mien et aux miens. » Dans le train, parmi les autres voyageurs, nous téléphonons ou réceptionnons un appel en en faisant profiter l’ensemble du wagon. Si nous avons la chance de monter dans un train TER / RER…, en tête de ligne, nous essayons de nous approprier, le plus longtemps possible, durant notre parcours, tous les sièges autour de nous en y déposant sacoches et manteaux et nous manifestons parfois une bien mauvaise volonté quand il s’agit de les libérer pour permettre à d’autres usagers de s’y installer.

Bien plus, nous fonctionnons (et cela est de plus en plus visible dans les grandes agglomérations urbaines, tous quartiers confondus) dans le refus de partager l’espace social ; espace dans lequel il faut, traditionnellement, composer avec l’autre. Lorsque nous marchons sur un trottoir, en en occupant la totalité, aux côtés d’un ami et qu’une personne arrive en face, nous ne nous effaçons plus (mon ami ou moi) pour que le croisement soit possible. Nous n’y pensons même pas. Alors le croisement peut-être « tonique » (contact physique, coup de coude ou bousculade) à moins que la personne qui arrive en face s’efface pour nous permettre de continuer notre route et notre discussion, sans que nous ayons le moindre regard pour elle.

Ce mode de fonctionnement relationnel devient clairement un rapport de force dans l’utilisation actuelle du mot « pardon » lorsque nous voulons, par exemple, passer devant quelqu’un dans la rue. Les intonations avec lesquelles nous prononçons ce petit mot de politesse mettent en évidence que nous ne formulons pas ou plus une demande à son égard, mais que nous lui intimons un ordre auquel il doit se soumettre.

La non prise en compte de l’autre

Pour quelles raisons pratiquons-nous la non prise en compte de l’autre / quand il n’est pas « un mien » dans l â€˜espace social et professionnel ? Parmi les nombreux éléments qui peuvent expliquer ces comportements d’incivilité les uns à l’égard des autres nous insisterons particulièrement ici sur l’importance accordée à l’individu au détriment du groupe et sur la confusion des espaces personnels et sociaux.

L’intérêt et l’importance accordée à l’individu dans notre société depuis une trentaine d’années sont, sans nul doute, un progrès par rapport aux décennies antérieures marquées par le poids du groupe en général et des groupes de pression. Mais un excès d’individualisme peut présenter certains effets pervers quand il se confond avec « toute puissance » dite infantile ou narcissique. Celle-ci se traduit, à des degrés divers, par le sentiment d’être supérieur aux autres et de ne pas être soumis aux lois communes, mais aussi par le refus de s’adapter ou de prendre en considération les exigences sociales et les autres.

Certains individus pratiquent cette toute puissance en se réfugiant derrière des structures ou des institutions qui les conduisent, sans état d’âme, à revenir sur la parole donnée, à refuser d’appliquer un contrat signé par les parties, à enfermer l’autre dans des discours paradoxaux ou à générer en lui un stress excessif afin de le fragiliser pour mieux l’instrumentaliser… Mais nous pouvons pratiquer cette toute puissance au quotidien, de manière individuelle et discrète, quand nous refusons de partager avec l’autre, par le truchement de la parole, l’espace social qui n’appartient pourtant ni à l’un, ni à l’autre.

Pour certains d’entre nous, demander à autrui le passage pour nous installer à côté de lui dans un train ou dans un avion ou lui demander de fermer ou d’ouvrir la fenêtre d’un lieu collectif est perçu comme une démarche humiliante, insupportable car elle leur donne l’impression désagréable de s’abaisser et de se soumettre à un « fonctionnement ou à un ordre social » qui n’est pas le leur.

Peut-être est-il souhaitable d’oser formuler ici une hypothèse, qui pourrait être la suivante : la non prise en compte de l’autre dans l’espace social (ne pas le voir, ne pas lui accorder de place, ne pas composer avec lui) serait le résultat d’une non intégration de l’autre comme « autre différent de soi » dans l’espace symbolique de chacun. Autrement dit, à certains moments et dans certaines conditions, l’autre n’existerait pas pour soi. Il serait soit simplement nié soit perçu comme un produit ou une chose.

Si l’on se réfère aux étapes du développement de l’enfant, la différenciation entre le soi de l’enfant et l’autre, ainsi que sa capacité à intégrer l’autre dans ses activités pour jouer avec lui plutôt que sans lui est le résultat d’une évolution psychique, rendue possible par un environnement favorable.

Cette évolution lui permet aussi d’intégrer dans son identité (ou dans sa personnalité) des codes sociaux, en y adhérant, en s’y adaptant. Ces codes (règles d’usage, règlements, lois) constitueront un médiateur nécessaire et indispensable entre soi et l’autre. Sans ces codes, la relation entre soi et l’autre est soit de trop grande proximité (fusionnelle et confuse) soit de trop grande distance (indifférence, non existence de l’autre).

Ainsi, partager l’espace social et professionnel exige de chacun de nous un véritable travail psychique, jamais achevé, pour fuir en raisonnant les positions intenables d’indifférenciation de l’autre et de fonctionnement dans le paradoxe (faire subir aux autres ce que l’on ne veut pas supporter ou appliquer soi-même). Cette fuite serait peut-être une position de sagesse. Elle prendrait forme dans la recherche d’une position intermédiaire : juste distance par rapport à l’autre, mise en pratique volontaire et consentie des règles (d’usages, règlements, lois) et négociation avec soi-même et avec les autres.

Les espaces personnels et sociaux tendent à se mélanger et à se confondre : la sphère privée (dont l’intime) s’étale sur la place publique par le biais du téléphone portable, de l’Internet, de la télévision… Lorsque les différents espaces se superposent, les comportements s’uniformisent et chacun se conduit en tout lieu de la même manière. Les capacités d’adaptation aux différentes situations et lieux se réduisent. Dans ce contexte, l’espace public ou social devient la propriété de l’individu au même titre que son espace personnel ou privé. Fort de ces représentations mentales, il se conduit dans l’espace social comme il se conduit chez lui en s’appropriant, en défendant ce territoire et en refusant de le partager avec ceux et celles qu’il ne connaît pas.

Des réinterrogations éthiques

Il est temps de réinterroger, de manière éthique, un certain nombre de fonctionnements sociaux qui mettent à mal le vivre ensemble. Celui-ci n’est possible que dans une démarche de partage, résultat d’un délicat consensus ou aménagement entre le soi personnel et le soi social, entre soi, l’autre et les autres (groupes/ structures/ nation..), afin de trouver la juste distance entre « le soi ou le moi » de chacun et « le nous » collectif, entre appropriation et indifférence à l’égard de l’espace social. Il est en effet possible de faire tenir ensemble dans un groupe d’appartenance JE et NOUS, de se sentir concerné et acteur dans l’espace social tout en le partageant avec d’autres.

Réinterroger nos modes de fonctionnements individuels et collectifs, dans le sens du partage de l’espace social (qui appartient à tous et à personne en particulier) n’est pas une tache seulement personnelle. Il est nécessaire que nous percevions dans l’espace collectif un mouvement allant dans le même sens. Cette tendance existe à travers la multiplication récente d’ouvrages de convivialité traditionnellement appelés « manuels de politesse » dont la fonction est d’apprendre ou de réapprendre les règles d’usage, véritables médiateurs au service du partage de l’espace social entre soi et l’autre.

De nombreuses campagnes de communication d’entreprises de service public (sociétés de transport collectif, de gestion d’autoroutes…) sont menées dans ce sens : la gare du Nord à Paris affiche dans sa zone transilienne, un immense panneau long de dizaines de mètres consacré aux petits mots qui relient les humains les uns aux autres « bonjour, merci, au revoir.. »

Les collectivités territoriales pourraient aller dans ce sens en développant aussi des campagnes de communication, s’appuyant notamment sur l’humour : la ville de Vauréal, dans le Val d’Oise, a au début des années 2000, mené une campagne sur tout le territoire de la commune avec le slogan « se dire bonjour, c’est simple comme bonjour ». Dans le cadre associatif, est proposé aussi des rencontres ou des actions inter âges et interfamiliales departage social : organisation de sorties, jeux coopératifs, troupe de théâtre, journée ou fête des voisins, etc…

Vivre avec d’autres des moments festifs, de convivialité, de partage permet de ne plus percevoir l’autre comme un danger pour soi et de lui accorder de la valeur. C’est par essais successifs et réussites – erreurs que chacun de nous apprend à collaborer, coopérer, partager avec l’autre l’espace social pour aboutir à cette conviction que « nous sommes mieux ensemble avec nos joies et nos conflits que chacun tout seul, isolé dans son coin ». Peut-être nous faut-il apprendre aussi à résister au chant des sirènes médiatico – économiques qui préfèrent nous voir solitaires plutôt que solidaires et qui savent bien nous diviser pour mieux régner sur chacun.

Et dans l’espace scolaire ?

Ce lent travail, toujours à faire et à refaire concerne aussi l’espace scolaire qui est à la fois un espace social ou public parmi d’autres et le reflet des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société. Si l’école arrive à percevoir et à prendre en compte, de manière institutionnelle, les multiples micro violences ou violences symboliques, décrites ci-dessus, nous pouvons espérer une diminution de ces micro violences dans l’espace extérieur à l’école.

Il est donc urgent de sensibiliser les professionnels qui travaillent dans l’univers scolaire à la dimension relationnelle et de les former afin qu’ils construisent, chacun à sa manière, une posture professionnelle relationnelle qui :

  • intègre la gestion des conflits interpersonnels,
  • distingue nettement les manières d’être dans l’espace scolaire (ou social) des manières d’être dans l’espace personnel,
  • rende visible l’écart intergénérationnel entre enfants/élèves et majeurs/professionnels concernant les manières d’être et de faire,
  • compose avec les enfants / adolescents tels qu’ils sont pour les amener à occuper progressivement la posture sociale d’élève, notamment en accompagnant les enfants vers la sublimation de la dimension pulsionnelle,
  • utilise des outils d’animation de groupe pour rassembler les enfants/ élèves, trouver des objectifs communs, construire un cadre pour vivre ensemble…

Il est nécessaire que les personnels scolaires (enseignants du second degré notamment) modifient leurs représentations péjoratives de la dimension relationnelle.

Apprendre aux enfants à devenir élèves, citoyens et futurs professionnels fait partie intégrante de la démarche de transmission qui est la base du métier d’enseignant.


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