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Charles ROJZMAN—Enseigner : un nouveau métier ?

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Charles Rojzman, mis en ligne le 13 octobre 2012.

Entretien avec Charles Rojzman

Source  : Extraits de l’Entretien avec Charles Rojzman, paru dans le N° 35 de la Revue de Psychologie de la Motivation, "L’art d’aider : Psychothérapie, culture et société", 2003.

Et si enseigner, comme éduquer et soigner, était devenu pour une large part un métier à réinventer ?

Une école souffrante

Armen Tarpinian Votre approche psycho-sociale est généraliste et s’applique à divers domaines. Voudriez-vous plus spécialement nous parler de votre travail dans les écoles, et notamment avec les enseignants. Comment espérer que des pratiques innovantes comme les vôtres soient officiellement reconnues et généralisées ?

Charles Rojzman : L’école aujourd’hui est malade et par là même pathogène, car elle n’a pas encore été vraiment capable de s’adapter aux changements de l’environnement. Autrefois, entre les enfants et l’école il y avait un contrat, implicite ou explicite, mais il y avait un contrat. Aujourd’hui avec la massification de l’enseignement, ce contrat n’existe quasi plus. L’école fonctionnait en accord avec une certaine forme de société ; elle a été révolutionnaire à un moment de l’histoire en proposant de substituer aux hiérarchies féodales des hiérarchisations par le mérite.

Cette école a permis de créer et d’accompagner la société industrielle avec ses hiérarchies contestables, mais qui fonctionnaient tant bien que mal. Son but déclaré n’était évidemment pas de favoriser l’échec, mais en exacerbant la compétition des gagnants elle crée des perdants.

C’est ce qui fait que l’école est si mal adaptée à la réalité d’aujourd’hui. Jadis les perdants de l’école trouvaient une place dans la société. Il y avait aussi l’espoir que les enfants puissent faire mieux que leurs parents. Faiblement certes, mais l’école ouvrait des portes...

A.T. : Sauf pour l’enfant en échec dans des familles aisées où il était prévu et programmé pour la "Réussite"...

C.R : Il y avait des échecs individuels, mais globalement ça se régulait à peu près. Aujourd’hui ceux qui sont en échec à l’école n’ont plus de place dans la société. Ils ne peuvent plus être tout naturellement paysans ou ouvriers. Cela provoque un grand sentiment d’inutilité sociale. Le système est en panne et doit changer. Bloquée face au changement, l’école devient pathogène. Voilà l’exemple d’inadaptation d’une institution qui crée de la peur, de l’agression et de la violence. Et beaucoup d’humiliation évidemment. Quand vous êtes rejeté par l’école et que vous n’êtes plus rien, vous compensez par la délinquance ou l’exaltation des identités, par exemple. La violence et la souffrance qui en résultent inciteront-elles à créer les conditions d’un véritable changement ?

Quels changements pour l’école ?

A.T. : Imaginons que je sois un directeur d’établissement, j’ai entendu parler de vous et je vous dis : je sais que vous avez une bonne analyse et pratique touchant l’école ; quels chemins et quels outils pouvez-vous nous proposer ?

C.R. : Il y a deux axes : d’une part la thérapie sociale, d’autre part la formation : c’est-à-dire apprendre aux enseignants à travailler autrement, face à des enfants qui n’aiment pas l’école, n’ont pas de contrat avec elle, la haïssent, ou s’y ennuient. Comment fait-on ? En thérapie sociale, il s’agit de former des groupes dans lesquels puisse se développer, par coopération, une intelligence collective susceptible d’affronter et de résoudre les problèmes. Il y a toutes sortes de points de vue et d’informations différentes sur ce qu’on a à faire ensemble. Il faut faire interagir tous ces points de vue, créer un groupe dans lequel se produise de l’intelligence collective.

A.T. : Vous parlez des enfants ou des enseignants ?

C.R. : Des enseignants. Comment peuvent-ils utiliser avec les enfants les ressources inspirées de près ou de loin par la psychothérapie au sens le plus ouvert ? Comment par exemple apprend-on aux enseignants à créer une dynamique de groupe qui soit favorable réellement à la sociabilité ? L’école en général ne sait pas travailler avec des groupes. On n’apprend pas dans les IUFM à créer un contrat avec des élèves. Pourquoi ? Il faut un savoir-faire qui permette de travailler avec des gens qui ont toutes sortes de points de vue mais n’ont pas forcément la même volonté de travailler ensemble.Cela peut peut s’enseigner aux enseignants. Ça demande une qualification particulière.

A.T. : Les enseignants disent : on ne va pas dans les IUFM pour qu’on nous embête avec de la dynamique de groupe.

C.R. : Oui, parce que cette dynamique de groupe est complètement déconnectée des questions des enseignants. Par exemple ils se plaignent que dans les IUFM on ne les aide pas à répondre aux questions les plus courantes : comment fait-on dans une classe quand un enfant se lève et insulte le professeur ? Dans mes groupes de travail, il y a des gens qui m’agressent. S’ils le font c’est qu’il n’y a pas eu auparavant de travail de contrat avec le groupe. Ce que j’appelle un travail de contrat, c’est comment faire émerger les résistances, les refus, les doutes, les peurs, pour qu’on les mette sur la table et qu’on en parle.

Il faut apprendre aux enseignants à quitter un système patriarcal dans lequel l’enseignant représente l’autorité qui sait et régit tout, et à entrer dans un système où l’autorité intègre la coopération et ne se considère plus comme la seule source d’information. C’est vrai aussi des autres secteurs sociaux et politiques. Aujourd’hui l’autorité n’est reconnue comme légitime que si elle est respectable (respectueuse des personnes). Un policier n’est pas respecté parce qu’il est policier, mais parce qu’il est un bon policier. De même un professeur, ou un père. Le système patriarcal a disparu. Aujourd’hui quand vous allez chez le médecin, vous ne dites pas : il sait tout, moi je ne sais rien. Vous discutez. Le bon médecin aujourd’hui c’est celui qui écoute, accepte le dialogue, les questions.

A.T. : Notre ami Daniel Favre parle d’une autorité décontaminée de l’idée de soumission. Pouvez-vous nous donner des exemples concrets d’intervention à l’école.

Le travail en groupe

C.R. : Oui. Il y a des choses très simples. Je peux en huit jours enseigner à des enseignants à devenir capables de former un groupe dans lequel tous les élèves vont coopérer et travailler ensemble. Sinon, sans aucune connaissance de la dynamique de groupe, ils vont se retrouver en face d’un groupe qui va raviver les peurs de base et déclencher des systèmes de défense. Il va y avoir création de sous-groupes. Ils vont entrer en guerre les uns avec les autres, avec des phénomènes de leadership, des dominants, des rebelles. Les classes c’est aussi ça.

J’assurais la formation d’un groupe de professeurs dans un collège de Seine-Saint-Denis, à la suite de quoi ils ont décidé de partir en vacances avec les plus mauvais élèves en mathématiques et de passer 15 jours à faire des maths. Ils ont utilisé la vie de groupe dans le sens que j’ai dit, et établi avec les élèves un contrat. Dans le système ancien on ne proposait pas de contrat. jamais personne ne m’a expliqué pourquoi il fallait faire des mathématiques, je n’avais qu’à avaler le programme. J’ai refusé, je n’ai jamais appris les maths. Ici, travaillant sur les deux registres du groupe et du contrat, les enseignants ont obtenu des résultats étonnants. Toute la classe s’est passionnée pour les mathématiques.

A.T. : Il a fallu toutefois qu’ils acceptent ces 15 jours hors programme officiel. Ce qui pose le problème de la généralisation de nouvelles pratiques qui modifient des emplois du temps syndicalement très surveillés !

C.R. : C’est la question. Comment susciter des changements de comportement individuels qui entraînent les changements indispensables des dispositifs institutionnels ? Vous ne pouvez pas mettre en place une police de proximité avec des policiers qui vont changer tous les ans. Il faut que les professionnels mieux formés poussent au changement des structures institutionnelles

Vivre ensemble

A.T. : Les pathologies des banlieues sensibles ne sont-elles pas le miroir grossissant de pathologies qui se rencontrent aussi bien à Neuilly qu’ailleurs.

C.R. : En thérapie familiale on parle du « malade désigné » par la famille. Il me paraît que les « banlieues » sont les malades désignés de la société. Les banlieues ne font que révéler les maladies de la société que sont la dépression, la paranoïa, la victimisation, la psychopathie, la sociopathie. Toutes ces maladies sont certes très visibles dans les banlieues, mais elles existent, à des degrés quelquefois plus atténués, dans le reste de la société.

La difficulté à vivre ensemble et à travailler ensemble n’existe pas que dans les banlieues, elle existe dans de multiples entreprises privées et publiques. Elle existe même là où on s’y attendrait moins, dans les sociétés de psychothérapeutes. D’ailleurs, la preuve que la thérapie sociale répond à des besoins profonds, c’est que ces institutions dans lesquelles les gens ont fait un énorme travail sur eux-mêmes produisent encore de la psycho-pathologie.

A.T. : Cela vaut également pour les associations qui ont la fraternité, le dévouement, l’humanité en tête et même dans le cÅ“ur dans une certaine mesure...

C.R. : Ou qui prônent la non-violence…

A.T. : ... et qui finalement produisent de l’hostilité, de la haine, de la rivalité, comme ailleurs.

C.R. : Parce que ce n’est pas uniquement une affaire d’individus, c’est aussi une affaire d’institutions.

A.T. : Nous retrouvons là notre paradigme TP/TS, Transformation personnelle, transformation sociale. On avance mieux sur deux pieds...

C.R. : Les institutions n’ont pas appris à traiter leur propension à créer de l’inhibition, de la peur, du mal-être, à élaborer des conditions telles que les gens arrivent à les dépasser. En résumé, la thérapie sociale, ce n’est rien d’autre que d’apprendre à créer un groupe dans lequel l’intelligence collective va permettre une action des individus sur les institutions et réciproquement. À partir du moment où les peurs disparaissent, les individus retrouvent un profond plaisir à travailler ensemble.

A.T. : Le bénéfice personnel c’est que chacun se sent reconnu comme une personne, confirmé à travers l’attention qu’on porte à l’information qu’il donne tout en confirmant autrui en accueillant avec un réel intérêt son information. On est dans la réciprocité créatrice.

C.R. : Mais cette information n’est pas connue et, surtout, pas communicable sans ce travail de groupe. Je prends un exemple simple : un enfant dans une classe de 6e dans un collège de Seine-Saint-Denis me dit : si on se met au premier rang, qu’on pose des questions au professeur, on se fera taper dessus pendant la récréation par des élèves qui nous traiteront de lopettes ou de fayots. Je demande : Personne n’intervient ? Les professeurs ? Non. Les professeurs sont fatigués, discutent entre eux et c’est la loi de la jungle. Cette information-là qui est connue par un enfant de 6e n’est pas connue par l’inspecteur d’Académie

Pourtant, si on veut régler le problème de la violence dans ce collège, on va demander, selon le fonctionnement habituel, qui détient la réponse ? C’est le spécialiste, l’inspecteur d’Académie. Donc on va lui demander de trouver la solution. Il va peut-être proposer que tous les vendredis de 11 h à 12 h on fasse une heure de discussion sur la violence. C’est ce qui est arrivé dans ce collège. Il va y avoir certes une discussion sur la violence mais dans un climat de peur qui fera que les enfants ne pourront pas exprimer l’information dont ils disposent. Il n’y aura pas de création d’intelligence collective.

Comment inscrire ces pratiques dans la formation

A.T. Comment faire concrètement pour que ces pratiques s’inscrivent dans le tissu de la formation des maîtres ?

C.R. : Il faut créer des instituts dans lesquels les professeurs vont apprendre à utiliser ces méthodes, la mienne et d’autres qui vont dans le même sens : votre Revue fait beaucoup pour les faire connaître. Le travail que font des socio-psychanalystes comme Gérard Mendel et son équipe, produisent un vrai travail de création d’intelligence collective dans le corps social, notamment à l’école (*). Avec des outils pour former des citoyens démocrates. Responsables et capables de dialogue. On ne crée pas la démocratie en la décrétant mais en faisant en sorte que les citoyens développent ces capacités psychosociales fondamentales. Un citoyen démocrate c’est un citoyen libéré de la peur. C’est ça qu’on ne sait pas faire.

Donc je dirais qu’il faut, pour démocratiser le fonctionnement de l’institution, former des professeurs à travailler démocratiquement. Ça passe bien sûr par un travail sur soi et aussi par la mise en place de groupes de travail qui traitent de situations concrètes, locales, en suscitant l’intelligence collective de tous les acteurs concernés.

A.T. : Même en faculté de psychologie, on enseigne de la psychologie, on ne forme pas à la psychologie, au travail sur soi dit Edmond Marc. Cela étant, travailler sur soi ne veut pas dire entrer en psychothérapie, mais être plus résolument attentif à nos motivations, à nos attentes et à nos peurs... à leurs interactions avec les désirs et les peurs des autres... Cela s’observait spectaculairement dans le film consacré à votre travail « A l’écoute de la police ».

C.R. : Oui, il s’agit là d’une hygiène élémentaire mais que l’on a si peu apprise qu’elle apparaît difficile ou dangereuse. C’est l’exigence d’auto-examen si souvent rappelée par Morin, et qui est vous le savez mieux que moi celle de Diel.

A.T. : Une dernière question… Comment peut-on se former à la thérapie sociale telle que vous la pratiquez ?

C.R. : J’ai mis en place une formation à la thérapie sociale, en France bien sûr mais aussi dans d’autres pays : aux États-Unis, en Allemagne, en Suisse. Certains de ceux et celles que j’ai formés à la thérapie sociale travaillent en ce moment à la création d’un institut de thérapie sociale en Russie, d’autres en Pologne.

A.T. : On imagine que les questions que nous avons évoquées dans cet entretien ne concernent pas que la société française ?

C.R. : Même si les questions et les problèmes sociaux sont formulés de façon différente, le malaise est universel et le besoin de thérapies collectives très grand. Partout, on a la tentation de s’en prendre à des boucs émissaires et l’individu noyé dans la masse perd le sens et la conscience de son être propre et de sa responsabilité. Partout aussi grandit le potentiel de violence et d’injustice.

Partout, on risque de se réfugier dans des identités meurtrières qui ne laissent pas de place à l’humanisation de l’humanité qui est pourtant devenue aujourd’hui la condition de notre survie.

Source : Extraits de l’Entretien avec Charles Rojzman, paru dans le N° 35 de la Revue de Psychologie de la Motivation, "L’art d’aider : Psychothérapie, culture et société", 2003.


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