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La violence est le symptôme d’une crise de la sociabilité

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Charles Rojzman, Théa Rojzman, mis en ligne le 23 mars 2013.


Longtemps, l’insécurité dont se plaignaient les habitants de certains quartiers a été ramenée à un ressenti ou à un fantasme qui faisait douter de sa réalité. L’insécurité n’est pas réelle, disait-on, c’est une vision du monde, notamment celle de « petits Blancs » aigris et racistes qui rêvent de pratiquer l’auto-défense et de s’organiser en milices. Mais, peu à peu, il a fallu se rendre à l’évidence, l’insécurité n’était pas pure imagination. Dans les années quatre-vingt-dix, elle devient d’ailleurs la première préoccupation des Français. Elle l’est toujours aujourd’hui.

La crise économique est une des causes les plus souvent évoquées pour expliquer la croissance de l’insécurité ou la montée de la violence dans notre pays. Il est indéniable que la situation économique de ces dernières années, et la dégradation du marché de l’emploi qu’elle a occasionnée, ne sont pas pour rien dans l’ampleur prise par les violences urbaines.

Cette dégradation a pour conséquence directe le chômage, lequel peut contribuer à faire naître une délinquance ou une violence d’acquisition, résultant notamment d’une jalousie envers les possédants doublée d’une envie de leur ressembler. La violence d’acquisition est générée par la société de consommation, omniprésente dans le monde moderne. Les valeurs auxquelles se réfèrent la plupart des jeunes des quartiers sont largement inspirées par l’idéal de consommation, de progression individuelle, de standing, de reconnaissance par l’apparence, de réussite rapide accessible à tous et sans préalable requis. Ce sont elles qui incitent les jeunes à porter tel vêtement ou telle marque pour être reconnus ou respectés.

Or ces valeurs ne sont classiquement pas celles des quartiers défavorisés qui, pendant longtemps, ont été identifiés et se sont définis comme des quartiers ouvriers. La raréfaction de l’emploi et la transformation du marché du travail ont modifié les perceptions et les modes de vie attachés au monde ouvrier. Cette appartenance, parfois revendiquée comme telle (voir l’époque de la « banlieue rouge » où une grande partie des quartiers étaient situés dans des communes gérées par des élus communistes), avait des vertus. Elle permettait une entrée rapide des jeunes dans le monde du travail, quasi indépendamment de leur parcours et de leurs résultats scolaires, en suivant la voie leur permettant de devenir de futurs ouvriers.

Un phénomène né en période de plein emploi

Cette intégration dans l’univers de la production servait de marqueur ritualisé du passage de l’adolescence à la vie adulte et sonnait l’arrêt de comportements ou d’attitudes potentiellement délinquants : commencer à travailler, c’était arrêter ses bêtises et se ranger. Enfin, cette entrée dans le monde du travail garantissait et pérennisait une homogénéité et une solidarité intergénérationnelles – singulièrement entre les pères et les fils – dont la défaillance, aujourd’hui, a des effets pernicieux qui contribuent au développement de la violence.

Pourtant, l’augmentation de la délinquance et de l’insécurité ne date pas de la crise. Elle apparaît au milieu des années cinquante-cinq/soixante, soit en période de pleine croissance économique et de plein emploi. Aussi, s’il y a une corrélation évidente entre le chômage et la délinquance, l’un n’entraîne pas systématiquement l’autre.

Le désœuvrement des jeunes des quartiers est lié à ce qu’une partie d’eux ne trouve pas de travail, nous l’avons dit, mais il est surtout lié à ces formes pathologiques du malaise social.

On a déjà évoqué cette jeunesse bouillonnante d’énergie qui ne sait pas quoi faire d’elle-même. Ne pas savoir quoi faire de soi peut paraître bénin, mais il y a des âges et des situations où ce désœuvrement peut se révéler dangereux. A cause de l’impuissance et de l’anonymat, on peut être saisi d’accès meurtriers, de volonté de foncer pour faire de la place autour de soi en vue d’espérer trouver la sienne. La violence et l’excitation qu’elle engendre sont des remèdes à l’ennui. Quand on a l’impression de ne pas avoir d’avenir et lorsqu’on manque d’espoir, la violence est un excellent succédané et une façon de se sentir exister. Car elle fait vibrer, procure des sensations riches, des émotions fortes, et elle donne l’illusion d’exister aux yeux du monde, particulièrement à ceux des copains et de la cité.

Dans cette optique, les bagarres entre jeunes ou les affrontements avec la police peuvent être le catalyseur puissant de toutes les frustrations. Celles-ci peuvent déboucher sur des formes plus inédites de violence, violences de dégradations ou vandalisme. Ces formes sont probablement les plus inquiétantes car elles s’appuient sur la rage qui emporte tout sur son passage et ne trouve sens que par la haine qui vient l’alimenter. Ces violences dures et démonstratives puisent leurs sources et trouvent leurs héros dans des conduites viriles et machistes où sévissent la loi du plus fort et celle du talion.

Savoir qui exclut et qui est exclu

L’exclusion est également souvent citée comme cause de la violence des jeunes. La paternité de cette notion est généralement attribuée à Alain Touraine qui discernait, dans les années quatre-vingt-dix, l’effacement d’une domination verticale (ceux d’en haut dominant et opprimant ceux d’en bas) et son remplacement par l’exclusion, à savoir une mise à distance horizontale éloignant ceux qui sont « dedans » de ceux qui se tiennent à la périphérie de la société.

La notion d’exclusion a été maintes fois utilisée et elle est aujourd’hui passée dans le langage courant. Mais on ne sait pas toujours ce qu’elle désigne et l’on peine à discerner les processus réels et concrets qui permettraient d’établir qui exclut et qui est exclu. Aussi l’exclusion est-elle devenue une formule qui désigne un procédé aveugle ou mécanique, extérieur et discret, parfois même un phénomène quasi naturel d’évolution de nos sociétés.

Des réactions « victimisantes » ou « persécutrices »

Il n’est donc pas étonnant qu’elle soit empruntée par ceux-là mêmes qui en subissent les effets. Le malaise et le mal-être des habitants des quartiers défavorisés sont réels. Réelles aussi, et nombreuses, sont les discriminations qu’ils subissent, particulièrement les jeunes, encore plus s’ils sont d’origine étrangère.

Mais manquer d’espoir, être dominé et souffrir de discriminations est une chose, entretenir un discours de victimisation en est une autre. Or, nombreux sont les jeunes qui s’alimentent d’un tel discours et le transmettent autour d’eux. Cantonnés dans le quartier et tournant en circuit fermé, il leur est difficile d’échapper à la pression du groupe et à sa vision du monde, en vertu de laquelle ils se reconnaissent et s’identifient comme des victimes. Ils nourrissent un sentiment d’exclusion qui peut attiser la violence et leur donner envie de se venger. Certains d’eux entrent alors dans une logique paranoïaque et perçoivent comme des ennemis potentiels tous les représentants de cette société « qui les rejette ». D’où les agressions ou les attaques contre les chauffeurs de bus, les enseignants ou les policiers.

Face à ces phénomènes, les réactions sont souvent diverses et donnent lieu à des prises de position parfois extrêmes. L’une, que je qualifierai de victimisante, considère que la véritable violence est celle de l’économie et des nouvelles formes du capitalisme qui sont à l’origine des inégalités sociales, du chômage de masse et de la précarisation de pans entiers de la population. C’est à cette violence fondamentale que répondrait quasi légitimement – dans le désespoir et la rage – la violence des nouvelles classes dangereuses.

L’autre, que je qualifierai de persécutrice, considère que la violence et l’insécurité sont à la fois le résultat du laxisme des institutions et du refus des lois et de l’autorité par une population de sauvages et de barbares. Ces deux opinions peuvent s’appuyer sur des éléments de réalité. Néanmoins, par leur manichéisme et leur refus de prendre en compte la complexité des situations et des relations, elles ne permettent pas de trouver de véritables solutions et elles contribuent même à conforter le sentiment d’impuissance, si répandu aujourd’hui, et qui est lui-même sans aucun doute générateur de violences.

Ces visions du malaise social – soit caritatives, soit sécuritaires – ont suscité la création de médecines d’urgence qui s’efforcent, à l’aide de traitements appropriés, de résorber le mal dans les endroits où il sévit. Sans grand succès apparemment, puisqu’il ne fait qu’empirer, dans le silence assourdissant des médias qui ont renoncé à rendre compte de l’étendue des désastres.

Je pense donc que le diagnostic est erroné et à tout le moins incomplet. La violence ne peut être simplement considérée comme un mal extérieur. Si les banlieues sont la partie malade de la société, alors elles sont « un malade désigné », c’est-à-dire le porteur des symptômes qui affectent l’ensemble du corps social.

Il faudra donc, à la fois lutter contre les actes de violence avec tout l’arsenal juridique, répressif et préventif dont on dispose et en même temps viser à « transformer la violence », en acceptant d’apprendre ce qu’elle dit de nos fonctionnements individuels et collectifs.

Les porteurs des symptômes de nos maladies sociales

Ma pratique professionnelle consiste à travailler avec des individus et des institutions, en laissant s’exprimer les points de vue et les émotions de gens très divers par leur identité, leurs appartenances et leur niveau hiérarchique. C’est par cette pratique que j’ai pu comprendre un certain nombre de choses sur la violence et entrevoir des modes de transformation positive de cette violence.

La première des maladies sociales, c’est la dépression. La dépression, sur le plan social, se traduit par un manque d’estime de soi, par un sentiment d’inutilité sociale, l’absence de sens et de projet. L’échec scolaire et professionnel si marqué dans les quartiers populaires est renforcé pour ces jeunes par des discriminations vécues ou ressenties. Aujourd’hui, les discriminations ethniques subies par les jeunes fils d’immigrés maghrébins et africains contribuent fortement à l’augmentation des violences qu’ils font subir. Le mépris, les dévalorisations, les injustices contribuent à ancrer ces jeunes dans une représentation d’eux-mêmes comme victimes persécutées, qui auraient, de ce fait, d’autant plus de légitimité à persécuter à leur tour.

La deuxième maladie sociale, la sociopathie, se traduit par de l’individualisme et une sorte d’indifférence aux autres. En sont responsables l’induction de la compétition par toute l’évolution technologique et économique, l’influence aussi des messages de ce que certains ont appelé la « Mc’Donaldisation » du monde : des messages qui ont un impact terrible sur des personnes qui sont dans un état de fragilité sociale et culturelle.

La troisième maladie sociale de notre époque, c’est la victimisation, la paranoïa, qui se manifestent par la haine des institutions qui représentent la société, la méfiance et les ressentiments à l’égard du monde extérieur, le besoin de reconnaissance et de revanche, la peur du racisme et le sentiment de persécution. Toute insulte, tout regard malveillant – et ils sont nombreux – rappellent à la condition de minoritaire mal aimé, mal accepté. Beaucoup de jeunes ont fait d’une façon ou d’une autre l’expérience de la peur. Cette méfiance – souvent justifiée – va créer un mécanisme de défense préventive à l’égard de cette hostilité – ce qui ne va pas contribuer à apaiser les tensions dues à un mode agressif de quête de réparation, d’amour et de reconnaissance.

Cette minorité peut servir de bouc émissaire à tous nos dysfonctionnements sociaux. Notre société choisit les plus faibles pour exprimer sa maladie. D’autant plus qu’elle est elle-même en état de grande faiblesse. Une société solide et sûre d’elle-même serait capable de gérer ses fragilités. Notre société aujourd’hui ne le peut pas et elle a besoin de boucs émissaires quand elle n’arrive plus à résoudre ses problèmes. Elle fait semblant d’être unie et démocratique et se perd dans une auto-évaluation trompeuse, une autosatisfaction illusoire.

Le malaise des banlieues est le révélateur des sentiments d’impuissance et d’insécurité qui minent le « vivre ensemble », véritable fondement de notre République. En effet, le sentiment et la réalité de l’insécurité d’une part, le sentiment et la réalité de l’impuissance d’autre part, sont à l’origine d’un apparent désintérêt pour la vie politique et d’un grandissant manque de confiance envers les élites et les responsables administratifs et politiques. Le citoyen ne se sent pas protégé ni même écouté par les nouvelles aristocraties qui le gouvernent. Ce déficit démocratique ainsi qu’une sorte de vide spirituel et culturel le laissent sans protection face aux tentations sectaires, communautaires et maffieuses.

Apprendre à vivre ensemble

Que faire ? D’abord, réunir et réconcilier ceux qui ne se rencontrent plus. Les « racistes », les « immigrés », les agents des services publics, tous ces gens qui sont souvent à la fois auteurs et victimes de violences.

Le racisme et la violence dans les milieux populaires témoignent de la manière dont les uns et les autres perçoivent la réalité sociale. Même déformée et parfois transformée en préjugés, cette réalité est vécue au travers l’expériences qu’il importe d’entendre et de ne pas confondre avec de simples chimères. Les expériences vécues par les enfants d’immigrés maghrébins et africains sont réelles, les injustices, les humiliations subies par eux ou par leurs parents dans un climat de marginalisation sont réelles. Mais non moins réelles sont les expériences négatives et douloureuses vécues par beaucoup de prétendus « racistes », victimes des violences par lesquelles s’exprime la quête de réparation de ces enfants de la banlieue.

Il est vain de chercher une solution unique, une panacée : il faut ralentir ces processus de retour à des situations régressives et inhumaines en modifiant les conditions sociales qui favorisent les peurs, les frictions sociales intercommunautaires, les malentendus, les persécutions et les agressions qui interagissent les unes sur les autres.

Rompre avec le manichéisme

Ensuite, nous avons tous besoin de transformer les représentations qui engendrent la violence. Concrètement nous devons rompre avec le manichéisme, lui-même alimenté par les partis et les médias. Ce manichéisme que l’on voit à l’œuvre également dans l’interprétation des événements internationaux nous ôte la possibilité d’une compréhension en profondeur. Quand nous victimisons les uns et mettons en accusation les autres, nous participons à la violence et nous contribuons à la perpétuer.

Enfin, il faut travailler au changement des institutions qui est la condition du changement social : la violence est le symptôme d’une crise de la démocratie, de la sociabilité et du vivre ensemble. Les institutions renforcent les peurs par des fonctionnements inadaptés qui empêchent la coopération : dévalorisation des gens de terrain et des habitants des quartiers populaires, impuissance, enfermement, cloisonnements et solitudes… Mes expérimentations en thérapie sociale ont montré à quel point donner la parole et le pouvoir à ceux qui ne supportent plus des fonctionnements institutionnels périmés pouvait transformer les mentalités et les représentations.

Bien sûr, pour atteindre ces objectifs, nous devons apprendre à vivre ensemble. Or, aujourd’hui, apprendre à vivre ensemble, cela signifie apprendre à coopérer dans le conflit. En effet, le conflit est devenu inévitable dans nos sociétés : proximité de personnes dont les normes sont différentes, remise en cause nécessaire de l’autorité sous sa forme traditionnelle, peu adaptée au traitement de la complexité, surabondance des informations et des propagandes… Cette formation au conflit que j’appelle « thérapie sociale », et qui est une nouvelle forme d’éducation civique, doit nous permettre de répondre aux défis d’un monde menacé par toutes les sortes de totalitarismes.


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