André Giordan, mis en ligne le 27 septembre 2018.
Quand on parle d’évaluation en France, on pense aux grandes évaluations nationales dont sont friands les ministres. Avec le ministre Blanquer, nous voilà repartis dans de grandes messes aux retombées pourtant limitées, faute de suites. Quand on aborde cette question avec les professeurs ou les parents, on tombe irrémédiablement dans le débat éculé de « note ou pas de note ». Dans le système scolaire, on lui fait seulement jouer un rôle de sélection qui peut conduire au décrochage ou même à l’exclusion. Dans tous les cas, l’évaluation est sous-estimée.
La question est ailleurs. Apprendre est un processus complexe, jamais immédiat, et dans celui-ci l’évaluation peut tenir une grande place comme feed-back. On pourrait même avancer qu’elle peut devenir un des mécanismes essentiels de l’apprendre. Bien sûr cela implique de changer des rituels, ceux qu’on utilise habituellement pour noter les élèves. Et si l’évaluation au niveau de la classe était le point de départ de l’évolution de l’institution ? Mais pas n’importe comment…
L’évaluation sécurise les ministres qui y voient le moyen de repérer l’état des troupes et incidemment de provoquer des prises de conscience. Pour l’actuel, à une question de journaliste, Jean-Michel Blanquer répond « Ce n’est pas pour le plaisir d’évaluer mais parce que les évaluations sont un levier incontestable pour progresser. » Difficile d’adhérer à une telle démarche quand l’intendance, formation des enseignants et réflexion sur les programmes, ne suit pas. La création d’une nouvelle Agence nationale de l’évaluation en janvier prochain, venant s’ajouter à la DEPP (direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance) et au Cnesco (conseil national d’évaluation des politiques scolaires) ne fera qu’augmenter l’approche administrative verticale aux dépends des questions pédagogiques.
Pour les parents, l’évaluation les sécurise qui réclament des notes ! Ainsi leur enfant aurait « plus de chance de réussir »… Pourtant ce préjugé est très pervers. D’abord, le principe de notation est antinomique avec l’apprendre dans la mesure où il est axé sur des performances et non sur l’acquisition de compétences. Les élèves sont conduits à adopter une stratégie de calcul de points. Ils gèrent un patrimoine, surtout si la structure scolaire « fait des moyennes ». La priorité n’est pas dans l’appropriation d’un savoir. Pour les enseignants, sous la pression de leurs collègues et de la société, ces derniers se sentent obligés inconsciemment de mettre un certain pourcentage de mauvaises notes. Autrement, ils n’apparaissent pas crédibles ; ils sont considérés comme des « laxistes » !
Ainsi, l’évaluation est la partie visible d’un rituel scolaire non pensé. L’enseignant fait son cours et ensuite évalue par un interrogatoire, un test ou un exercice. Une appréciation et une note sont proposées, l’enseignant fait quelques commentaires, puis passe aussitôt à un autre contenu. L’élève avec une mauvaise note ou une mauvaise appréciation « reste sur sa faim », avec ses difficultés, ses incompréhensions. Même, celui qui a eu 12 sur 20 n’est pas plus avancé… Certes il a eu un peu plus que la moyenne, « ça passe », mais a-t-il vraiment appris ? Si la notation était vraiment objective, ce qu’elle n’est en aucun cas [1], on pourrait dire qu’un tiers du savoir n’a pas été acquis ! Il est grand temps de penser l’évaluation à l’école, et même d’innover en matière. Et cela est possible sur de multiples plans.
En premier, il devient pertinent de dédramatiser l’évaluation. Nombre d’enfants se mettent dans tous leurs états dès qu’ils en entendent parler. Ils redoutent l’interrogation orale au tableau. Ils appréhendent l’épreuve écrite. Certains en font des insomnies, d’autres se tordent de maux de ventre. Tout cela est contreproductif pour l’apprendre et va à l’encontre des projets explicites de l’école. Ce que les enseignants attendent de leurs élèves, c’est qu’ils développent des connaissances et fassent des progrès.
Pourquoi ne serait-il pas possible de rendre l’évaluation positive en introduisant un contrat de confiance. L’enseignant peut préciser aux élèves les notions, les exercices ou les compétences qu’ils devront mobiliser lors du contrôle. Dans l’état actuel, existe souvent un grand flou qui débute par des consignes peu claires. Les termes employés ne sont pas « transparents » pour les élèves : que veulent dire pour eux : « analyser, indiquer, expliquer, interpréter, conclure… » par exemple ? Mieux, il peut rendre l’évaluation plus pertinente par un programme de révision. Une semaine avant le contrôle, l’enseignant peut énoncer un plan détaillé de préparations. En d’autres termes, il communique une liste de points (cours, exercices, notions, etc..) qui feront l’objet d’une appréciation. Il peut les hiérarchiser et indiquer par des exemples la manière dont ils seront estimés.
Tout comme il est possible de dédramatiser l’évaluation, l’enseignant peut changer le regard des élèves sur leurs erreurs. Dans les systèmes scolaires habituels, l’erreur est considérée comme une « faute ». L’élève en sort stigmatisé ; ce n’est plus seulement son étourderie, sa bévue qui sont en cause, c’est sa personne qui est atteinte. Plutôt que de parler de faute, un autre vocabulaire déjà peut être introduit pour éviter cette blessure intime. L’erreur peut devenir… « faux pas », « bogue » « lacune à combler », « incompréhension à travailler » ou encore « absence de travail passagère ». Surtout, il peut faire de l’erreur un outil pour apprendre…
Voilà cinq siècles que l’erreur est considérée comme inévitable dans l’acte d’apprendre ; mieux, elle paraît totalement inhérente à ses processus. Pour Roger Bacon (1294), en passant par Jean Sénébier (1802) et Claude Bernard (1865), la connaissance avance par un travail sur l’erreur. Il y a juste 80 ans, Bachelard a synthétisé ces idées : « On connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même fait obstacle ».
Or dans le cadre scolaire, l’erreur n’est pas encore réhabilitée. Pourtant, elle est formatrice pour l’élève et pour l’enseignant. Qu’est-ce qui se cache derrière l’erreur d’un élève ? Quels types d’obstacles traduit-elle ? Les travaux entrepris sur les conceptions des élèves ont ouvert la voie d’une meilleure compréhension des « épreuves » que rencontre une personne qui apprend (Giordan et de Vecchi, 1987).
L’erreur témoigne des représentations des élèves, directement liées à leur contexte de vie. Elle peut dépendre de leur mode de raisonnement, des inférences qu’ils sont capables de faire, des démarches qu’ils peuvent mobiliser. Sans être exhaustif, on pourrait encore citer les erreurs provoquées par la situation scolaire. L’erreur peut résulter d’un mauvais décryptage des règles du contrat scolaire. Bien des erreurs proviennent de difficultés à décoder les implicites d’une situation.
Dans chaque cas, une remédiation spécifique est à entreprendre. L’enseignant, préparé à repérer ces obstacles peut proposer des situations, des exercices pour les dépasser. L’évaluation prend alors une autre place dans le cursus scolaire : « l’exploitation de l’erreur » devient un instrument de régulation pédagogique. Il ne se limite plus à quelques belles paroles à la fin du contrôle. C’est une voie profitable pour accéder à une meilleure compréhension de la notion étudiée ; l’élève y trouve un retour réflexif sur l’erreur. Dans cette direction, l’évaluation n’est plus une sanction. Elle devient le point de départ de l’apprendre. Qu’est-ce qui n’a pas été compris ? Quelle(s) investigation(s), quels exercices faire pour dépasser la/les difficulté(s). Par ce travail, ce dernier prend conscience de son propre fonctionnement et gagne en autonomie. En sus, il peut ensuite repasser son évaluation quand tout lui semble acquis. Il ne reste pas sur un non-acquis ou sur un savoir fragile. Elle peut même devenir une « évaluation réussite » quand celle-ci ne se limite plus à pointer les erreurs. Elle met en avant les acquis, même s’ils sont légers ; elle tient compte des efforts réalisés par l’élève avant même l’acquisition ! Par cette simple innovation, on évite le découragement devant des résultats .qui ne sont pas aussi rapides qu’espérés. En l’encourageant, on arrive, à lui (re)donner le goût de l’étude, de l’effort et... de l’acquisition du savoir (Giordan 1998).
Il est un autre plan sur lequel l’école peut encore innover. Habituellement la note, ou l’appréciation, émerge d’une « boîte noire » de connaissances et de compétences, non élucidées. Tout est plutôt implicite, le produit d’une histoire ! Qu’a vraiment souhaité repérer l’enseignant : le résultat, la démarche, la présentation, l’orthographe, etc ? Pourtant les objectifs de l’éducation se veulent précis, un Plan Romand de l’éducation les détaille. Sont même précisées des capacités transversales (collaboration, pensée créatrice, démarches réflexibles, etc.). En d’autres termes, sont mises en avant des acquisitions d’attitudes, de démarches, de connaissances, éventuellement de savoirs sur le savoir, etc…
Pourquoi ne pas les préciser aux élèves en proposant une « grille » où chaque objectif est catégorisé et présenté dans sa réussite (voir tableau ci-après). Pour chacun d’eux, il est même possible de définir des niveaux d’acquisition par des indicateurs [2] , y compris sur des comportements (attitudes) ou des démarches. L’élève peut ainsi repérer son niveau, il peut savoir où sont ses forces et ses faiblesses à travailler. Un niveau d’exigence peut être demandé en fonction de la progression scolaire de l’élève.
Extrait d’un tableau d’évaluation d’élève par objectifs en sciences (fin école primaire)
Partout, de la maternelle au collège, des professeurs lancent des expériences innovantes et inventent de nouvelles façons d’enseigner. Avec le soutien de leur direction, parfois à contre-courant, ils bousculent leurs habitudes avec des objectifs qui sont autant d’enjeux pour l’école d’aujourd’hui : enrichir l’envie d’apprendre, apprendre à coopérer, échanger ses connaissances, etc… Des moments d’évaluation introduits dans ces innovations conduisent ces enseignants à envisager leur nouvelle pratique avec un recul critique et les encourage à repérer l’impact de leurs propositions. Un tel projet n’est jamais sans répercutions, ne serait-ce que parce qu’il donne lieu à discussions ; il suscite des questions face auxquelles chacun a à se positionner. Ce type de démarche contribue à faire évoluer les représentations de la classe, des collègues et même de l’institution... L’évaluation envisagée ainsi est plus pertinente pour faire évoluer l’institution scolaire ; elle devient ainsi complémentaire de l’innovation ; elle évite les longs débats idéologiques. Elle fournit des feedbacks pertinents pour combler les lacunes et améliorer progressivement l’existant par le biais d’une auto-formation des enseignants.
Références :
Notes
[1] Ce que montrent les études de docimologie.
[2] Par exemple pour l’objectif expérimentation : NIVEAU 1 : L’élève accepte tels quels les événements qui se produisent sans en chercher une cause. NIVEAU 2 : Il cherche une cause naturelle aux événements, en proposant un fait tiré de l’événement, mais sans tenter de le justifier. NIVEAU 3 : Il recherche la cause naturelle d’un événement, en essayant d’analyser l’événement et cherche à justifier par tâtonnement. NIVEAU 4 : Il recherche la/les cause(s) d’un événement et cherche à l’infirmer en proposant des justifications provenant d’observations et d’analyses d’informations ou en proposant une méthodologie expérimentale.
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