Pierre Calame, Jean Cot, Claude Lorius, Richard Pétris, Philippe Saugier, mis en ligne le 27 novembre 2012.
Changement climatique, creusement des inégalités, tempêtes financières, soumission des démocraties aux oligarchies, montée des extrémismes, explosions de violence... Dans le monde "développé", où le fanatisme du profit illustre chaque jour l’incapacité de nos modèles dominants à équilibrer et pacifier les relations entre les hommes, et entre les hommes et l’environnement fragile dont dépend leur survie, nous ne parviendrons pas à rompre le cercle vicieux de leur perpétuation sans transformer en profondeur les systèmes éducatifs qui les ont vu naître et continuent largement de les nourrir : c’est le message qu’a apporté dans une contribution aux travaux préparatoires à la conférence de Rio+20 un groupe de 65 responsables éducatifs de 25 pays réunis cet automne à Monterey, Californie, au sein du Transformative Education Forum.
Plus encore que sa teneur radicale, c’est l’initiateur de ce forum qui frappe : l’Ecole navale supérieure de l’armée américaine. Pour la première fois dans le débat international sur l’éducation face aux grands défis planétaires, le signal d’alarme provient non plus seulement des scientifiques et des réseaux militants, mais de militaires qui affirment que cette nécessité de transformer en profondeur nos systèmes éducatifs pour cesser d’y reproduire les schémas non durables est devenue une question de sécurité planétaire, parce que c’est la seule façon de s’attaquer aux racines des crises économiques, sociales et environnementales que ces schémas entraînent et aux graves menaces de conflits que ces crises représentent. L’irruption des militaires sur le terrain de la transformation de l’école peut surprendre ; elle s’inscrit elle-même dans un mouvement profond de transformation du rôle des armées, et souligne l’interdépendance des transitions en cours dans ces deux grands corps d’Etat que sont la défense et l’éducation.
Si des milliers d’éducateurs humanistes de par le monde expérimentent depuis des décennies de multiples approches thématiques – éducation à l’environnement, au développement, à la paix, à la santé... – réunies aujourd’hui dans le cadre plus large de l’éducation au développement durable (EDD) et si les contenus, les méthodes, les programmes de formation d’enseignants sont aujourd’hui à maturité, la Conférence mondiale sur l’EDD organisée par l’Unesco à Bonn en mars 2009 a rappelé à quel point leur mise en pratique reste marginale.
La raison de ce piétinement est bien connue : à l’école comme dans l’entreprise ou les collectivités, le développement durable n’échappe pas à la superficialité. Même là où des moyens importants sont consacrés pour faire évoluer les approches et les contenus, notamment en France avec la généralisation de l’EDD orchestrée par le ministère de l’éducation nationale depuis plusieurs années, l’évolution des pratiques sur le terrain se heurte à des obstacles structurels considérables. L’école héritée du modèle académique n’est pas préparée à travailler sur les valeurs, l’engagement, la responsabilité. Pour l’essentiel, nos enfants continuent envers et contre tout à évoluer dans un système éducatif dominé par le cloisonnement disciplinaire, la mémorisation de connaissances, la relégation des arts, du corps et des mains, le simulacre de démocratie, l’absence de régulation des conflits, la déconnexion avec le milieu naturel – et au final, la démonstration quotidienne qu’il est finalement normal de rester dans le statu quo, puisque c’est ce que médias, parents et enseignants illustrent chaque jour par leurs propres pratiques et modes de vie.
L’école du XXIe siècle doit au contraire réengager la communauté toute entière dans l’obligation de projet pour l’humanité. Elle doit devenir une école de la construction de l’identité planétaire et des valeurs de solidarité universelle, comme elle fut jadis celle de la construction de l’identité nationale et des valeurs de la République. Elle doit devenir une école de la compréhension des grands enjeux sociaux, économiques et environnementaux, en même temps qu’une école de l’engagement local, de la participation et de la renaissance de la démocratie authentique ; une école de la transformation des relations sociales, du dialogue interculturel et de la valorisation des différences ; une école qui incarne la transition vers le développement durable, bien plus encore qu’elle ne le prêche. Le chemin est long pour y parvenir... nous joignons nos voix à celles du Transformative Education Forum pour exhorter la conférence de Rio+20 à placer cette transition au cÅ“ur de l’éducation du XXIe siècle et engager les moyens lourds indispensables à la généralisation partout sur le globe, par un effort de solidarité sans précédent, d’une éducation qui place enfin en son centre un développement durable en profondeur.
En parallèle, un mouvement de transformation non moins profond et inéluctable se profile dans le champ militaire. Nous voulons parler de ce qu’à travers tant d’événements qui ont fait l’histoire, c’est-à -dire forgé les sociétés en même temps que modifié les comportements dans la durée, il faut se décider à considérer comme une transition à vocation véritablement universelle : la fin d’un ordre qui, s’il n’est plus uniformément militaire, continue malgré tout à faire de l’usage de la force le mode principal de la résolution des conflits. Il ne s’agit évidemment pas de nier béatement la réalité du besoin de sécurité et la nécessité du recours aux moyens appropriés de l’assurer dans un monde qui demeure dangereux avec l’augmentation de sa complexité. Mais ce qui a toujours fait le lit des conflits : l’incapacité à partager l’espace, le territoire, le pouvoir, la richesse ou les ressources naturelles, l’idée qu’existent des intérêts nationaux "naturels" et appelés à se confronter, est aujourd’hui surpassé par les bouleversements sociaux, économiques et environnementaux planétaires que cette même incapacité à partager entraîne inexorablement. Le monde est fini, le système naturel est déséquilibré à grande échelle par les activités humaines, le changement climatique nous l’enseigne avec une urgence chaque jour croissante : nous sommes condamnés à apprendre à partager, ou bien à disparaître.
Dès lors, comment passe-t-on, si ce n’est d’abord dans les esprits, de ce même ordre installé au fil de l’histoire tel une seconde nature, et dans lequel l’usage de la force est d’abord légitimé par la défense des intérêts et de la sécurité d’une portion de l’humanité, à ce nouvel ordre vers lequel nous tendons inexorablement et qui verra un jour une force unique organisée à l’échelle planétaire limiter le recours aux armes au seul maintien de la paix mondiale ? Fusionner les armées, consacrer à l’éducation pour tous les formidables économies d’échelle qui en découleraient et en faire enfin le vecteur principal d’une culture de la paix : l’utopie n’est pas nouvelle... mais au XXIe siècle, l’impératif d’union de l’humanité pour survivre par le développement durable la rend non seulement plausible, mais incontournable.
Tout comme l’abolition de l’esclavage en son temps, une "communauté planétaire de défense" semble certes aujourd’hui tellement hors de portée dans un monde fracturé de toutes parts... mais l’aventure de paix européenne, qui prend racine dans les formes de barbarie les plus extrêmes que l’histoire ait connu, ne devrait-elle pas en être le laboratoire ? Vingt ans après Rio, l’urgence planétaire des défis environnementaux, sociaux et économiques, parce qu’elle demande une réponse solidaire par delà toutes formes d’intérêts privés ou nationaux, ne vient-elle pas relancer prodigieusement le projet européen et ce qui en serait l’accomplissement le plus ultime : la mise en place d’une politique d’éducation et d’une politique de défense intégrée dont la transition vers un développement durable authentique serait à la fois la raison d’être et la finalité ?
Deux exemples récents, pour finir, illustrent ce parallèle entre transition militaire et transition éducative : à Bogota, en 2009, pour le centième anniversaire de l’Ecole de guerre de Colombie, une Alliance internationale de militaires et le gouvernement colombien mettent l’accent sur la responsabilité des militaires vis à vis de la société ; à Brasilia en juin 2010, le ministère brésilien de l’éducation rassemble plus de cinquante délégations nationales de jeunes de tous les continents pour élaborer la Charte des responsabilités "Prenons soin de la planète". Ainsi des officiers supérieurs, représentants du pouvoir dans sa forme la plus pure et des jeunes, en principe sans pouvoir, partagent l’idée que la co-responsabilité est au cÅ“ur de l’éthique du XXIe siècle car c’est l’expression même de nos interdépendances. L’adoption par l’ONU d’une Charte des responsabilités universelles, à l’occasion de la conférence Rio+20, serait le meilleur moyen de sortir celle-ci de l’insignifiance où nous la voyons aujourd’hui confinée.
Nous ne sommes pas à la fin de l’histoire et elle reste à écrire celle qui verra une politique de développement se substituer aux moyens de force. La responsabilité de la France et de l’Europe dans le pillage historique des peuples et de la nature est sans équivoque : nous avons été à l’avant-garde d’un système fondé sur le développement insoutenable et l’ordre militaire, serons-nous à l’avant-garde de la fusion des armées et de la formation du citoyen capable de comprendre les grands défis, d’inverser les tendances et de construire l’indispensable solidarité planétaire ?
Article publié dans Le Monde.
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