Daniel Favre, mis en ligne le 29 novembre 2010.
Des évaluations issues du Programme for International Student Assessment (PISA, 2000, 2003, 2006, et à venir 2009) montrent que dans certains pays, comme la Finlande, les jeunes de 15 ans sont plus performants en mathématiques par exemple que dans d’autres pays comme la France et que de plus, les résultats continuent à s’améliorer dans ces pays alors que cela se détériore dans le nôtre. La Finlande ne notant pas les résultats scolaires au Primaire, la tentation est grande de penser qu’en supprimant les notes, on va supprimer le problème de fond qui parasite l’évaluation des élèves en France. Le raisonnement ne devrait-il pas aller plus loin en identifiant parmi les différents rôles de l’évaluation ceux qui servent l’apprentissage et ceux qui les desservent ?
Avant de prendre une telle décision et de l’imposer, il me semble qu’il faut d’abord revenir sur la finalité de l’évaluation, aux rôles qu’on lui fait jouer et comment elle peut servir l’apprentissage des élèves. Actuellement, ses rôles sont multiples : exercer un contrôle sur les élèves pour les obliger à travailler ; créer un climat de compétition entre les élèves afin de les inciter à la performance ; punir les comportements perçus comme non acceptables par l’enseignant ; satisfaire des exigences administratives ; repérer les progrès des élèves ; permettre aux parents de vérifier si leurs enfants fournissent les efforts nécessaires…
Mais l’évaluation a un autre rôle, indispensable à l’apprentissage : fournir des « feed-backs » sur son activité à celui qui apprend. Dans ce rôle, l’erreur de l’élève présente un statut particulier : celui d’une « information dont la prise de conscience et la compréhension permet de progresser dans l’apprentissage. Ce statut c’est précisément celui qu’elle a quand on pratique une évaluation formative réelle, c’est-à -dire isolée du processus de « contrôle continu ». Or le contrôle continu, comme l’adjectif l’indique, a tendance à occuper beaucoup de place dans la le temps de l’élève … et celui des enseignants.
Si on ne sépare pas clairement les moments dans lesquels l’erreur garde le statut d’une information intéressante permettant d’avancer, et les moments où l’erreur revêt un autre statut : celui d’un « écart par rapport à une norme » susceptible de faire échouer personnellement l’élève », deux logiques différentes vont s’affronter. En effet, notre analyse des pratiques associées au traitement de l’erreur montre que deux logiques, nécessaires mais incompatibles, utilisées dans le même temps, se confondent et brouillent la dynamique de l’apprentissage : la logique de contrôle et la logique de régulation.
La logique de contrôle, indispensable à toute société, vise à mesurer l’écart par rapport à une norme pour sélectionner des individus suivant certaines compétences. L’erreur correspond alors à un échec personnel, elle peut aboutir à l’exclusion de certains et faire un tri social lors des concours par exemple. L’évaluation qui en découle est dite sommative et le moment où elle est appliquée est celui où l’on estime l’apprentissage des savoirs et savoir-faire achevé. La logique de régulation semble par contre indispensable à la période d’apprentissage car, attribuant à l’erreur un statut d’information, de résultat d’un processus cognitif, elle fournit à l’élève des renseignements lui permettant de franchir d’éventuelles difficultés et ainsi de progresser vers l’acquisition de nouvelles compétences.
Ce statut positif de l’erreur correspond au rôle qu’elle a eu historiquement dans la progression des connaissances scientifiques. En évaluation formative, l’erreur a le même statut que dans la pensée ouverte, non dogmatique, celui d’information qui permet d’avancer. Cependant malgré des arguments épistémologiques et historiques qui vont à l’opposé, de nombreux enseignants, dont les représentations de la science ont fait l’objet de nos études, continuent à penser que la science engendre des certitudes au sein d’une activité où l’erreur est exclue. Comment se représenter la dynamique de l’apprentissage ? L’apprentissage n’est pas possible sans que se produise une déstabilisation cognitive et affective, sachant que cognition et émotion ne sont pas dissociables dans le fonctionnement de notre cerveau. Cette déstabilisation engendre une perte du sentiment de sécurité accompagnée inévitablement d’un sentiment d’anxiété : c’est le prix de tout apprentissage. Ces déstabilisations ouvrent pour l’apprenant une période de vulnérabilité au cours de laquelle il ne faut pas lui faire perdre la confiance dans ses capacités, l’affaiblir. L’élève affaibli peut, en effet, devenir à son tour « affaiblissant » pour les autres comme le montre la très forte corrélation entre échec scolaire et violence scolaire.
Durant la phase de déstabilisation, l’apprenant étant vulnérable, les contrôles sont à éviter car l’erreur, comptabilisée dans la note, peut affaiblir l’élève et le décourager. Quand l’apprenant sait résoudre le problème, il se re-stabilise et devient moins vulnérable, la logique de contrôle redevient possible car le risque de démotiver l’apprenant par rapport aux apprentissages diminue. Par la suite, après la phase d’euphorie, on peut oublier que l’on sait résoudre tel ou tel problème mais la confiance en soi a grandi et l’accumulation des réussites aux apprentissages aura nourri la sécurité de base des élèves. Quand se présente à nouveau une situation déstabilisante, cette sécurité acquise permet de se vivre et se représenter l’apprentissage comme une épreuve moins redoutable. Le souvenir d’avoir franchi de telles épreuves invitera à se risquer dans de nouvelles expériences avec la possibilité de ressentir le plaisir particulier que l’on éprouve en faisant des choses qui, au début, intimident et paraissent difficiles.
L’apprentissage réussi constitue, en effet, une prévention naturelle des conduites addictives, telles que peut le devenir la violence, en fournissant des satisfactions intérieures qui rendent ces conduites moins attrayantes [1].
A l’inverse, ce processus de maturation en quatre étapes peut être entravé si les erreurs commises par l’apprenant sont assimilées au registre de la faute (et donc du mal) et si son auteur est considéré comme « mauvais ». La faute correspond au troisième statut donné à l’erreur. Son origine remonte au Moyen-Âge quand les éducateurs cherchaient à décourager l’errance, l’exploration et la pensée hors dogme... Les élèves qui se considèrent comme mauvais, ne veulent plus, ne savent plus se confronter aux apprentissages ; ils risquent alors d’être attirés par les plaisirs que procurent des conduites addictives. Dans notre modèle de représentation des motivations humaines comprenant trois modalités ou façons d’obtenir du plaisir, la motivation d’addiction constitue la dernière possibilité (offerte par notre cerveau !) pour avoir encore des satisfactions, car en fuyant les situations d’apprentissage, ils se privent du plaisir de réussir (motivation d’innovation) et du plaisir d’être reconnu socialement (motivation de sécurisation).
En plus d’entretenir le phénomène précédent, la discrimination, fréquemment observée à l’École, qui amène à identifier les élèves sous les termes de « bons » ou de « mauvais », en les confondant avec ce qu’ils produisent et avec des notes forcément « bonnes » ou « mauvaises » qu’ils obtiennent, constitue en soi une source de stress. Or, il semblerait, selon les évaluations PISA, que nous soyons dans notre pays les « champions » de l’apprentissage dans une ambiance de stress !
Questionnaire PISA 2003 [2] : Pourcentage des élèves plutôt ou totalement d’accord avec cette déclaration
Première mesure. Il s’agit de diminuer le nombre et la fréquence des contrôles et surtout d’éviter de faire des contrôles durant la période de déstabilisation cognitive et affective. Et, seconde mesure : aider enseignants, élèves et parents d’élèves pour qu’ils cessent de mélanger, dans leurs propos et leurs actes, les trois statuts de l’erreur : a) information intéressante ; b) écart à la norme ; c) faute dont l’association au registre du mal reste historiquement marquée.
Quand la formation des enseignants évolue dans ce sens, nous avons pu vérifier qu’après 3 ou 4 mois ce sont les élèves qui demandent l’évaluation. Le fait qu’elle soit notée ou non n’a plus beaucoup d’importance, sauf si la notation apporte plus de précision. Ils réclament l’exercice supplémentaire pour pouvoir repérer là où ils en sont de leur progression, identifier ce qu’ils ont réussi, et les domaines où les savoirs ne sont pas encore acquis. Dans ces classes « expérimentales », les élèves ne vont plus à l’infirmerie, les maux de tête et de ventre, les sorties de classe pour indiscipline et l’absentéisme se réduisent considérablement… même en lycée professionnel (Favre, 2010) [3].
L’alternative « note ou pas note » attire l’attention sur la partie visible du problème et la pétition de l’AFEV constitue une initiative que je salue. Il s’agit maintenant d’aller plus loin que la seule suppression des notes. Il faut distinguer les différents statuts de l’erreur véhiculés par les évaluations et éliminer ceux qui sont « toxiques ». C’est donc en repensant le rôle de l’évaluation au sein des situations d’apprentissage scolaire et des valeurs qui la sous-tendent qu’il faut reconsidérer la question des notes.
Notes
[1] FAVRE (2007) Transformer la violence des élèves : Cerveau, Motivations et Apprentissage, Dunod, Paris.
[2] http://www.pisa.admin.ch/bfs/pisa/f...
[3] D. FAVRE (2010) Cessons de démotiver les élèves : 18 clés pour favoriser l’apprentissage, Dunod, Paris.
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