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Développer le quotient relationnel. Un programme pour le millénaire

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Olivier Clerc, mis en ligne le 5 juin 2013.

Une première version de ce texte a paru dans le N°29 de la Revue de Psychologie de la motivation, Juin 2000. Nous insisterions davantage aujourd’hui sur la complexité des interactions entre changements extérieurs et changements intérieurs. et sur la nécessité de créer des institutions qui respectent les besoins des personnes et celle de former des personnes qui fassent évoluer les institutions. L’esprit démocratique perd de sa portée sans institution démocratique, et la démocratie perd sa force sans des personnes éduquées aux qualités démocratiques. Armen TARPINIAN

Olivier CLERC

Il y a vingt ans, quand j’ai quitté le lycée, bac en poche, je me suis dit : « J’ai appris le superflu mais pas le nécessaire ». Constat lapidaire et bien entendu excessif, tel qu’on en fait à cet âge, qui traduisait sans nuances ma prise de conscience que si j’avais étudié le latin, le grec, les mathématiques, la longueur du Nil, la superficie de la France et les protozoaires, on ne m’avait en revanche strictement rien enseigné sur la façon de réussir sa vie et en particulier ses relations. Malgré les recommandations de Montaigne, j’avais une tête « bien pleine » — trop pleine — plutôt que « bien faite », mais surtout un cÅ“ur atrophié, comme un muscle qu’on n’utilise pas assez : très à l’aise sur le plan intellectuel, j’étais en revanche totalement handicapé sur le plan affectif et relationnel, même si je m’efforçais tant bien que mal de le cacher. Pourtant, chacun le sait : aucun diplôme, aucune somme de connaissances, aucun salaire de ministre ne peuvent pallier des relations ratées. Nous connaissons tous des gens « qui ont tout pour être heureux », mais dont la vie est plus ou moins un enfer (ou un triste purgatoire), parce que toutes leurs relations — avec eux-mêmes, avec leur conjoint, leurs enfants, leur patron ou leurs employés — sont difficiles, conflictuelles, épuisantes.

J’ai tout d’abord cherché la solution à mon mal-être dans l’univers de la spiritualité, visitant tour à tour le bouddhisme, le taoïsme, l’hindouisme, le chamanisme et j’en passe, poussant même le zèle jusqu’à vivre une longue expérience dans une communauté spirituelle. Je pensais que les grands préceptes religieux universels – « Aime ton prochain comme toi-même », « Pardonne à tes ennemis », etc. – devaient permettre de résoudre les problèmes de relations humaines. En réalité, je découvris qu’en l’absence de méthodes pratiques, d’outils, de moyens d’application, ces principes spirituels engendrent souvent frustrations, refoulements et hypocrisie. Beaucoup de communautés religieuses et de groupes spirituels s’avèrent être autant confrontés aux difficultés relationnelles que le reste de la société, quand ce n’est pas davantage (vie collective oblige), et ce malgré les idéaux spirituels, malgré l’engagement des uns et des autres, et leur volonté de servir.

Développer des relations harmonieuses, savoir gérer les différences et les conflits, « savoir vivre ensemble » [1], est donc une science qui doit s’apprendre, comme n’importe quelle autre. Quelles que soient les raisons pour lesquelles des individus se rassemblent — dans le couple, dans l’entreprise, dans une association de bénévoles, dans une communauté — l’objectif commun qu’ils poursuivent ne suffit pas à assurer leur bonne entente. On se dispute aussi bien pour le ménage, les enfants, le salaire, que pour ses chakras ouverts ou non, ses croyances ou le sens de la vie… et même au nom de l’amour et de la paix dans le monde.

Chimie relationnelle

La chimie étudie la composition des choses et les combinaisons des éléments fondamentaux entre eux. On pourrait donc parler de « chimie relationnelle » pour qualifier l’étude des liens qui nous unissent à tout ce qui nous entoure. Détail révélateur : le facteur liant est occulté dans toutes les formules chimiques. « H2O », par exemple, n’est la formule de l’eau que dans un certain intervalle de températures : s’il fait trop froid ou trop chaud, on obtient de la glace ou de la vapeur d’eau. La chaleur joue donc un rôle essentiel pour permettre ou non l’association de certains atomes. Dans la chimie relationnelle, la chaleur provient du cÅ“ur, or l’amour a lui aussi été longtemps occulté dans les activités humaines. Comme s’il suffisait de mettre des individus en présence pour que s’opère spontanément une alchimie entre eux, qu’ils forment une équipe, un groupe, un ensemble supérieur à la somme de ses parties. L’évidence nous montre que tel n’est pas le cas.

Vivre en « bonne intelligence »

Lorsque plusieurs individus réussissent à vivre ensemble harmonieusement, on dit qu’ils vivent en « bonne intelligence ». Mais de quelle intelligence s’agit-il au juste ? On a longtemps glorifié le Q.I., quotient intellectuel, avant de réaliser qu’intellectualisme et intelligence sont deux choses différentes : chacun connaît de brillants intellectuels qu’un manque de qualités humaines élémentaires a conduit à prendre des décisions insensées et à commettre des actes stupides. C’est flagrant en politique, comme on le voit quotidiennement dans les médias, mais aussi dans le milieu de l’entreprise : les meilleures idées peuvent conduire au pire, en l’absence d’une prise en compte de l’humain, lequel réclame une autre intelligence.

Depuis peu, on parle donc beaucoup de Q.E. ou quotient émotionnel : le cÅ“ur et les sentiments retrouvent un peu droit de cité, ce qui n’est certainement pas étranger à la présence croissante des femmes dans tous les secteurs professionnels. Pour ma part, je m’en réjouis. Les hommes, en particulier, apprennent enfin à se mettre à l’écoute de leurs sentiments, à les identifier, à les exprimer, à écouter ceux des autres.

Toutefois, si Q.I et Q.E ont tous deux leur importance, une troisième catégorie d’intelligence mérite aussi d’être mise en évidence : appelons cela le quotient relationnel (Q.R.), c’est-à-dire l’art de nouer et de préserver des relations mutuellement enrichissantes, ainsi que la capacité de gérer les désaccords et les situations conflictuelles autrement que par la violence. On peut en effet être capable d’exprimer facilement ses sentiments et ses émotions — sortir une colère, oser pleurer, etc. — et malgré tout demeurer très maladroit au plan relationnel. Je me souviens notamment d’une ancienne collègue particulièrement expressive au plan émotionnel — ses colères et ses crises de larmes étaient légendaires ! — dont le quotient relationnel était désespérément bas. L’expression de ses sentiments ne contribuait pas à améliorer la qualité de ses relations, tant professionnelles que privées, bien au contraire. Son exemple tendait plutôt à souligner les risques de manipulation qui sont liés à l’expression émotionnelle, au détriment du respect d’autrui et de la qualité des relations. Exprimer son ressenti est une chose : comment et pourquoi on l’exprime, en sont une autre.

De manière analogue, encourager autrui à exprimer plus librement ses sentiments et apprendre à écouter le langage émotionnel peut également s’accompagner d’une volonté d’utiliser ces informations à des fins manipulatrices, pour le maintien de jeux de pouvoir. Autrement dit, l’intelligence émotionnelle est nécessaire, mais elle n’est pas en elle-même garante de la qualité de nos relations.

L’intelligence relationnelle doit donc en être bien distinguée. Elle ne concerne plus seulement soi-même (même si la relation à soi est fondamentale) : elle s’évalue en fonction de la qualité des liens que nous créons avec les êtres et les choses qui nous entourent. Elle touche donc le cÅ“ur même de notre existence, car la vie est relations : à soi, aux autres, à notre environnement naturel, ou encore à une dimension de transcendance, au sacré, à Dieu. Changer de paradigme relationnel, modifier la façon dont nous établissons des liens avec chacun et chaque chose, c’est littéralement transformer notre vie, dans tous ses aspects (*).

Les liens que nous créons sont-ils souples… ou rigides comme des chaînes ? Sont-ils dynamiques ou statiques, vivants ou morts ? Les prend-on pour acquis ou les renouvelle-t-on et les renforce-t-on chaque jour ? Est-ce qu’ils servent à donner ? à prendre ? ou à établir des échanges dans les deux sens ? Sont-ils conditionnels (« Je t’aime si… ») ? ou inconditionnels ? Quels sont leurs multiples caractéristiques ?…

Un exercice instructif que chacun peut faire est de prendre conscience — sans jugement — du genre de relations que nous avons créées autour de nous.

Quelle qualité de liens entretenons-nous avec nos proches, avec notre conjoint, nos collègues, notre patron ou nos employés ? Vis-à-vis d’un inconnu sommes-nous plutôt ouvert, sociable, confiant, ou angoissé, sur la défensive, distant ? Quel est notre mode relationnel prédominant ? D’où nous vient-il ?

Pour beaucoup, le constat qui se dégage de cet exercice est que le domaine relationnel échappe la plupart du temps à notre conscience, à notre contrôle, qu’il « se passe » le plus souvent selon des schémas ou recettes stéréotypés, desquels on a le plus grand mal à sortir. A l’exclusion des professionnels de la vente ou des « public relations », la plupart d’entre nous n’avons jamais « appris » à nouer tel ou tel type de relations, du moins pas consciemment. Nous imitons avec plus ou moins de bonheur les exemples que nous avons autour de nous, dont le moins qu’on puisse dire — qu’on songe à toute la violence relationnelle qui s’exprime à la télévision, par exemple — est qu’ils ne représentent qu’un échantillon très limité du spectre du possible. L’Homo « zappiens » n’est guère plus évolué sur le plan relationnel que ne l’étaient ses lointains ancêtres, en dépit de son développement intellectuel, et des progrès scientifiques et technologiques qui en ont découlé. Comment s’en étonner, alors que jusqu’ici le relationnel ne fait l’objet d’aucune discipline dans les écoles ? Tout indique pourtant qu’en s’y appliquant comme on le fait pour le développement des facultés intellectuelles, il est tout à fait possible de développer un Q.R. permettant de jouir d’une qualité de vie bien meilleure.

La métamorphose relationnelle

Il existe aujourd’hui une pléthore de livres, stages et formations de toutes sortes conçus pour aider celui qui le souhaite à transformer ses relations. Dans la foulée des pionniers de la psychologie des profondeurs (Adler, Fromm, Rogers, Diel, etc.), des auteurs tels que Jacques Salomé, Marshall Rosenberg, Lise Bourbeau, Colette Portelance, Miguel Ruiz, Aletha Solter, Guy Corneau, Jean-Jacques CrèvecÅ“ur, Charles Rojzman – pour n’en citer que quelques uns – proposent des outils, des moyens concrets pour travailler sur ses relations, désamorcer la violence, gérer les conflits de façon constructive, établir des partenariats « win-win » (gagnant-gagnant), construire un nouveau couple, éduquer ses enfants sans punitions ni récompenses, etc. Celui qui se lance dans cette aventure a tôt fait de découvrir que ses relations extérieures, privées et professionnelles, sont le miroir fidèle des relations intérieures qu’il entretient avec lui-même, c’est-à-dire avec les divers aspects de sa psyché fragmentée par les jugements, les traumatismes et les conflits non résolus : l’enfant intérieur, la part d’ombre, l’animus ou l’anima, les figures parentales intériorisées, etc. C’est à la fois une « bonne » et une « mauvaise » nouvelle : une « mauvaise », parce qu’elle détruit l’illusion de pouvoir améliorer ses relations en changeant les autres ; et une bonne, parce que dès que l’on parvient à modifier sa relation à soi, nos relations extérieures s’en trouvent automatiquement transformées ; autrement dit, même si notre entourage continue de se comporter exactement comme avant, les relations que nous avons avec lui ne sont plus du tout les mêmes, puisque nous nous avons changé.

Plusieurs auteurs s’accordent aujourd’hui pour dire qu’une relation a une existence propre. Autrement dit : quand nous sommes deux, nous sommes en réalité trois : moi, l’autre et la relation que nous avons établie entre nous. Comme un enfant qui a des traits de chacun de ses parents, une relation est toujours le reflet des deux personnes qui l’ont créée. Que l’une ou l’autre vienne à changer, et la relation qui les lie n’est plus la même. Autrement dit, même si nous ne pouvons pas changer autrui — qui ne l’a pas souhaité ? — nous pouvons toujours changer la relation que nous avons avec chacun. C’est là que réside notre liberté, et celle-ci va de pair avec un respect total d’autrui, puisque nous cessons dès lors d’exiger de lui qu’il soit autre qu’il n’est. Un puissant levier de changement social.

À l’heure de la mondialisation

Travailler à développer son quotient relationnel, cela veut donc dire passer de l’utopie de vouloir changer le monde à la possibilité très concrète de changer sa relation au monde. On le voit bien, toutes les tentatives de transformer radicalement la société, que ce soit par des idéologies religieuses ou politiques, ont échoué : les schémas et structures imposées collectivement de l’extérieur, par l’endoctrinement ou par la force, ont fondamentalement peu changé au paradigme relationnel des populations concernées. Le vrai changement social ne saurait bien se réaliser — en deçà et au-delà de l’excellence des institutions qui bien sûr également importe — sans la transformation individuelle, et c’est tant mieux.

Écoutons le proverbe japonais : «  Lorsque tu as mal aux pieds, tu as le choix entre recouvrir la terre de cuir… ou porter des chaussures. » J’ai le sentiment que dans le passé on a fait preuve d’une ingéniosité exceptionnelle pour « recouvrir la terre de cuir », pour changer l’extérieur, changer les autres, sans se changer soi-même, avec les résultats que l’on a vu jusqu’ici. Tandis que les nombreux moyens désormais mis à notre disposition permettent à chacun, individuellement, de se fabriquer des chaussures (ou de se faire de la corne sous les pieds), sans avoir à changer le sol, l’extérieur. C’est en tout cas la condition pour mieux assumer une citoyenneté profitable à tous et donner à la démocratie ses véritables vertus...

A l’heure de la mondialisation, à l’heure où tous les problèmes semblent se situer à une échelle planétaire, globale, et où, par conséquent, beaucoup d’individus se sentent de plus en plus impuissants, il est bon de se rappeler que derrière l’infinie complexité et diversité de ces problèmes et des solutions extérieures qu’il faut leur apporter : on trouve toujours des êtres humains, des gens comme vous et moi. Les grandes négociations internationales, les accords et décisions qui influencent la vie de populations entières, tout cela est effectué par des personnes comme nous, qui ne sont pas forcément mieux dotées en QR que le commun des mortels… A contrario, on peut admirer l’impact décisif que peut avoir sur un conflit, un être humain d’un QR très élevé (Nelson Mandela). Trop souvent la multiplication des lois, les réglementations, les négociations dites diplomatiques, masquent le paradigme relationnel conflictuel prédominant.

Il me semble que la propagation de personne à personne d’un nouvel art de vivre ensemble, d’une nouvelle dynamique relationnelle, feront que les conséquences de ces micro-changements individuels se répercutent à l’échelle collective, et constituent peu à peu une vraie culture commune. N’est-ce pas à l’école que cette chimie relationnelle pourrait le mieux se cultiver ? D’ailleurs les enseignants avisés savent d’instinct ou par expérience que c’est par ce Savoir-être que passent au mieux les savoirs.

Suggestions de lecture

  • Jean-Jacques CrèvecÅ“ur, Être pleinement soi-même et Relations et jeux de pouvoir, Equinoxe 21.
  • Kay Pollack, Aucune rencontre n’arrive par hasard, Jouvence.
  • Colette Portelance, La liberté dans la relation affective, Du Cram.
  • Marshall Rosenberg, Les mots sont des fenêtres (ou des murs), Syros.
  • Charles Rojzman, Savoir vivre ensemble, Syros.
  • Don Miguel Ruiz, Les Quatre Accords Toltèques et La Maîtrise de l’Amour, Jouvence.
  • Paule Salomon, Les hommes se transforment, Albin Michel.
  • Dr Aletha Solter, Pleurs et colères des enfants et des bébés, Jouvence.

Revue de psychologie de la motivation

  • N° 21, 1996, Le Dialogue
  • N° 28, 1999, L’art de la paix.
  • N°29, 2000, L’art de vivre au troisième millénaire
  • N° 31, 2001, Education et humanisation
  • N° 36, 2003, L’école en chantier…

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Source : la première version de ce Texte a paru dans le N°29 de la RPM, Juin 2000.

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